Yves DEBAY, un franc-tireur photographe

Journaliste libre et toujours en pointe comme il se définissait lui-même, Yves Debay a poussé les limites de l’indépendance au maximum pendant la guerre du Golfe, sillonnant les avant-postes dans sa petite voiture de location, jusqu’à se faire capturer par l’armée irakienne. Ce qui lui a permis de recueillir une moisson de témoignages uniques, à défaut de rapporter plus de photos, ayant vu son matériel et ses pellicules confisqués par les Irakiens… Il personnifie le « FTP », qui n’est pas tant le « franc-tireur photographe » que le « Fuck The Pool », appellation revendiquée par tous les journalistes refusant d’être « embedded » dans les Combat Pools et prétendant accéder librement aux combats.

Propos recueillis par Pierre BAYLE

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Yves Debay : J’étais à mon para-club au Luc lorsque Saddam Hussein a envahi l’Irak en août 1990. J’avais un reportage à faire pour Raids en Guyane, je l’ai expédié en le bâclant un peu pour arriver plus vite en Arabie saoudite, comme envoyé spécial de Raids et d’autres revues de défense spécialisées. J’arrive à temps pour assister à l’arrivée de la 101e et de la 82e division US, puis au déploiement de la 24e division mécanisée « Victory ». Enfin je vais accueillir les troupes françaises qui débarquent à Yanbu sur la Mer rouge.

Au début, votre rôle est celui de l’envoyé spécial qui prend ses marques ?
– Sur le plan des opérations, cette première période de mise en place est une suite d’exercices et d’entraînements, pour aguerrir les forces face à ce qui était présenté – y compris par les Irakiens eux-mêmes – comme la quatrième armée du monde, dotée d’armes chimiques et ayant déjà montré qu’elle n’hésitait pas à les utiliser comme au Kurdistan irakien et pendant la guerre Irak-Iran. J’ai passé des deals  avec les militaires américains, qui m’emmenaient parfois en reportage malgré le fait que j’appartenais à une petite revue, Raids, et n’avais pas accès aux Combat Pools réservés aux grands médias internationaux. J’ai eu aussi un bon accueil auprès des forces saoudiennes et égyptiennes, c’est ce qui m’a amené la première fois au nœud routier de Hafar el-Batine, dans un paysage désertique absolument plat et désolé. Mais j’avais pour principe qu’on ne fait pas la guerre dans un fauteuil, et étais déterminé à aller tout seul en première ligne, pour assister au spectacle le jour de l’offensive.

Et comment étaient les contacts avec les militaires français ?
– C’est après la mise à sac de l’ambassade de France à Koweït par l’armée irakienne que le président Mitterrand a décidé l’envoi de la force Daguet, et qu’un premier voyage de presse a été organisé par le SIRPA Terre à Yanbu, avec le colonel Alain Raevel, pour assister au débarquement des troupes françaises. J’ai donc été présent dans le port de Yanbu, puis j’ai fait trois jours de route non stop pour aller les accueillir à nouveau à Hafar el-Batine où elles devaient se déployer. 

Vous les avez attendus au milieu de la Cité militaire du roi Khaled (KKMC) ?
– Non, j’étais là pour les accueillir, je me souviens de l’arrivée de la tête de colonne du 2e REI, c’était la P-4 du lieutenant-colonel Antoine Lecerf. Il avait le seul GPS de l’unité. Arrivé au point dont il avait reçu les coordonnées, il s’est retrouvé au milieu de… rien. Le désert absolu. Un rectangle coupé en deux par une ligne, au-dessus le ciel, en-dessous le sable, c’était ça le paysage, Lecerf a dit : « stop sur place, on monte les guitounes tout autour ! ». C’est comme ça qu’a commencé leur installation.

Vous êtes revenu les voir ensuite ?
– Le capitaine Margail, du 2e REI mais affecté au SIRPA Terre, a organisé un voyage de presse au départ de Dahran, où se trouvait le centre de presse de la coalition. On est partis en Transall pour aller voir l’arrivée des Jaguar à la base d’Al-Ahsa, en cours d’aménagement. Puis on devait continuer le lendemain sur Hafar el-Batine pour aller voir les forces terrestres. Au dîner le soir à Al-Ahsa, il y a avait tout un groupe de journalistes français dont deux équipes de télévision, je lance à Margail : « demain à Hafar on sera à portée de tir de l’artillerie irakienne, vous avez prévu des masques NBC ? ». Un silence parmi les journalistes et je continue, après un discret clin d’œil à Margail : « de toutes façons ce n’est pas grave, ils commencent par tirer des gaz vomitifs avant d’envoyer une deuxième vague avec du neurotoxique, donc on a déjà arraché le masque car on étouffe si on a vomi dedans ». Les plus impatients des envoyés spéciaux s’étaient fait tout discrets, l’équipe du SIRPA rigolait…

Le lendemain nous sommes arrivés en avion « quelque part dans le désert saoudien », puisqu’on n’avait pas le droit d’écrire autre chose que cette formule générique. Le lieutenant-colonel Lecerf avait parfaitement compris l’importance de ce voyage de presse et avait organisé une démonstration d’enfer, jouant les Rommel sur son VAB et déployant une fantasia de véhicules et d’engins partout. Mais l’effort n’avait pas suffi puisque l’équipe de TF1 a fait refaire cinq fois, « pour la bonne prise », le déploiement de la section mortiers. En prime, ils ont demandé aussi un plan avec un joueur de clarinette sur fond de soleil couchant, qu’ils ont obtenu et qui est devenu une image symbole de l’opération Daguet. 

En parcourant le théâtre, vous pouviez vous rendre compte de la nature du dispositif ?
– En fait l’essentiel du dispositif de presse était concentré sur la partie la plus orientale, sur la rive du Golfe. Visiblement, on essayait de nous « vendre » l’idée que l’effort principal était sur une opération amphibie, ce qui me paraissait peu vraisemblable compte tenu de la très faible profondeur du littoral koweitien, facile à miner. En plus, ils étaient trop insistants à vouloir nous balader de ce côté.

Ayant constaté les mouvements des blindés et l’importance du dispositif logistique installé à hauteur de Hafar al-Batine, à la charnière des trois frontières saoudienne, koweïtienne et irakienne, je me suis dit que l’effort principal serait plutôt là, par le Wadi al-Batine, et que les Français, étant plus mobiles avec leurs blindés à roues, seraient plutôt envoyés plus à l’ouest pour faire un mouvement enveloppant vers ce centre de gravité.

Mais comme des préparatifs éventuels n’étaient pas visibles sur le terrain, je suis tranquillement parti en vacances en France pour Noël.

Et c’est ensuite que ça a commencé, finalement…
– J’étais le 17 janvier à l’hôtel Méridien à Dahran, lorsque l’offensive aérienne a été déclenchée, peu avant minuit. Le temps de terminer mes préparatifs, de caser les bidons d’eau et d’essence, les rations, tout mon barda dans ma petite Suzuki de location blanche, et je pars direction Hafar el-Batine. Je fonçais plein ouest, alors que tous mes confrères regardaient vers le nord, vers le Koweït, sept heures de route sans ralentir. J’arrive à Hafar el-Batine à quatre heures du matin, contourne comme d’habitude les check-points et poursuis plein ouest. Dans la nuit du 21 au 22, à deux heures du matin, Bingo ! Je tombe sur des véhicules et des blindés de Daguet en mouvement, eux aussi cap à l’ouest. Je rattrape un VAB à antennes, donc un véhicule de commandement, arrêté sur le bord de la route, et frappe à la porte du blindé. C’est Lecerf qui m’ouvre, stupéfait de me voir là et à ce moment-là : « qu’est-ce que vous foutez là ? Ce mouvement est totalement secret ! ». Il me dit quand même que leur destination est Rafah et de me demande de ne pas révéler ce mouvement, puis il me laisse repartir, car il ne peut pas me laisser m’intégrer au dispositif. Les autres journalistes n’ont découvert la zone de déploiement « Olive » qu’une semaine plus tard, quand le SIRPA a organisé les premières visites.

Et pendant ce temps, où êtes-vous parti ?
– Oh, pas loin, je me suis installé dans un petit hôtel à Rafah, juste en arrière des positions françaises, et j’y suis resté un mois pendant lequel j’ai sillonné toute la zone en effectuant des reconnaissances tout seul en voiture, jusqu’à la frontière irakienne. J’ai joué au signe de piste, en découvrant les axes de pénétration préparés par les unités. Un jour j’ai vu des hélicos Apache de la 101e qui faisaient leurs pleins, j’ai retrouvé les équipages à l’hôtel et par chance un pilote de Jaguar que je connaissais m’a présenté à eux, ils m’ont montré leurs photos.

Comment pouviez-vous être informé des mouvements opérationnels, de l’imminence de l’attaque ?
– Essentiellement par déduction. A l’époque, il n’y avait pas de téléphones portables et il y avait une unique cabine téléphonique à Rafah, devant l’hôtel Sahara, où les militaires de tous les contingents faisaient la file pour téléphoner. Un jour, c’était le 23 février, j’ai vu qu’il n’y avait plus personne devant la cabine, et qu’en plus des batteries de missiles anti-aériens Mistral du 35e régiment d’artillerie parachutiste (35e RAP) avaient été déployées en sortie d’agglomération. J’ai compris et j’ai aussitôt pris ma voiture, pour ne pas rater le démarrage. En plus j’ai compris qu’on voulait nous occuper ailleurs parce que le SIRPA nous avait occupés toute la matinée en nous emmenant voir les deux seuls malheureux prisonniers irakiens du camp de prisonnier organisé en prévision de l’offensive. J’ai compris qu’on voulait nous « neutraliser » et le temps de charger mes affaires, jerricanes d’eau et d’essence, rations, sac de couchage et appareils photo, à midi j’étais parti, aussi discrètement que possible.

Et comment saviez-vous aller, en plein désert ?
– J’ai suivi les pistes tracées par le génie américain, perpendiculaires à la route, que j’avais repérées les jours précédents. Une piste Eagles pour la 82e Airborne, une piste Montana pour Daguet, toutes deux aboutissaient à l’axe Texas. De toute façon c’était tout droit, et en roulant vite j’ai pu apercevoir, dans les dernières lueurs du jour, des colonnes de blindés escaladant la falaise. Encore une fois, j’avais fait Bingo ! Et j’ai suivi le mouvement.

Mais personne ne vous arrêtait, dans votre voiture civile ?
– Elle était si sale – et j’avais rajouté de la boue pour la camoufler, avec des bandes adhésives pour le signe de la coalition, un V renversé – qu’elle pouvait passer pour un véhicule militaire léger. Et quand on m’arrêtait à un check-point, je me présentais comme « presse militaire française », avec ma veste de treillis et mes cheveux très courts ça passait… Je me faufilais dans les colonnes de véhicules, ce qui était encore plus facile pour passer.

Vous aviez une idée de manœuvre, de la vôtre en tous cas ?
– Je voulais absolument rattraper les Français, car j’étais sût qu’ils seraient en première ligne. Dans le crépuscule, j’ai suivi des éléments de la 81e Airborne, puis j’ai continué tout seul sur l’axe Texas… jusqu’au moment où j’ai éprouvé un malaise en me retrouvant tout seul au milieu du paysage : avais-je été trop loin ? J’ai fait demi-tour et, alors que la nuit commençait à tomber, je suis tombé sur un VAB français au milieu de Humvee américains, avec un officier que je connaissais très bien, le lieutenant Khan de la section d’aide au franchissement du 6e REG ! On tombe dans les bras l’un de l’autre, il est avec le lieutenant Smith qui commande des pionniers américains de la 2e brigade de la 82e Airborne. Il me dit : « tu veux faire la guerre ? Eh bien ça tombe bien, c’est moi qui dois ouvrir l’axe Texas avec les démineurs du REG et de la 82e, tu n’as qu’à me suivre » ; il ajoute simplement : « cette nuit, tu entendras beaucoup d’hélicos au-dessus de nous ». Il omet de rendre compte de ma présence, et je suis accepté dans le petit groupe franco-américain qui installe son bivouac.

En fait, vous vous êtes « immergé » tout seul ?
– Oui, et en première ligne ! Les Légionnaires sacrifient au rituel, qui étonne les Américains, ils font chauffer de l’eau pour pouvoir se laver et se raser : il faut être propre pour aller au combat !

Je lui demande pourquoi il n’a pas installé un coupe-cable sur son véhicule, en cas de piège sur la route. Il trouve l’idée très bonne et dans la nuit ses hommes en bricolent un sur son véhicule. 

A quatre heures du matin le 24, les véhicules se mettent en colonne, je me glisse derrière. Passe un officier américain qui me voit, il ne dit rien. Ouf ! On roule à distance de sécurité, je donne un coup de frein et mes feux arrière s’allument dans le noir. Catastrophe ! Le lieutenant Smith me donne un gros rouleau de scotch-tape kaki, pour masquer mes feux arrière, et on repart aussi vite.

L’artillerie ponctue nos bonds par des salves assourdissantes qui passent au-dessus de nos têtes.

Vous êtes toujours en clandestin solitaire, ou intégré avec une unité ?
– Le soir, j’arrive dans une zone où le 3e RIMa et la compagnie du 21e RIMa « Scorpions » en renfort ont installé leur bivouac. Là je me présente et je suis « adopté » par le sergent-chef Pedrero, personnage du « maître de guerre » à la Clint Eastwood, qui m’accueille d’un tonitruant : « y’a deux types que j’admire ici, c’est Schwarzkopf et vous, qui vous baladez dans une si petit voiture en tête de colonne ! ». Et il me prépare du « café Colo ». Je suis aussi très bien accueilli par le médecin d’un VAB Santé qui, constant que je n’ai aucun équipement de protection, me trouve spontanément une combinaison NBC et un masque. 

Vos vous retrouvez alors dans le feu du combat ?
– Je dois être honnête. J’ai suivi les forces mais, avec mon véhicule civil qui n’est même pas tout-terrain, je suis resté rivé sur l’axe Texas et ne pouvais déborder de la chaussée. Je n’ai donc pas vu l’assaut par contournement de Rochambeau, je suis arrivé sur des positions déjà défaites et vides de leurs occupants qui s’étaient rendus. Je ne peux pas juger si les Irakiens se battaient, j’ai eu l’impression que la 45e division irakienne s’était effondrée, sans doute pas par manque de courage mais parce qu’elle avait été sonnée – ce qui n’enlève rien au courage des dragons, spahis, marsouins et légionnaires qui menaient l’assaut – par la fantastique puissance de feu des occidentaux.

En tous cas j’ai vu la marée des prisonniers irakiens, en majorité des pauvres types. Je me souviens d’un homme qui pleurait seul au bord de la route ; c’était un instituteur kurde, il avait perdu ses trois fils à la guerre Iran-Irak, il était là brisé par des semaines de bombardements…

Mais j’ai quand même assisté à une belle charge de cavalerie le 25 après-midi, lorsque lorsqu’un escadron d’AMX-30 B2 du 4e Dragons a déboulé en tirant sur des chars irakiens embossés, des T-59. On a constaté ensuite que les chars étaient déjà abandonnés par leurs équipages, mais il ne fallait pas prendre de risque !

Et vous n’avez pas vous-même couru de risque ?
– Le sergent-chef Pedrero m’a littéralement biberonné et protégé. Mais le matin du 25, j’ai voulu prendre un raccourci vers As-Salman, et je me suis ensablé sur une piste, sans arriver à me dégager tout seul. J’ai dû repartir à pied sur l’axe Texas, pour demander du secours. J’ai eu la chance de tomber sur des commandos du 13e RDP qui sont venus m’aider. Ensuite, en arrivant à As-Salman, j’ai reconnu des cluster bombs au sol, un danger que je connaissais bien : quand j’étais avec les Egyptiens, un F-18 américain avait perdu une bombe qui s’était ouverte en répandant ses sous-munitions, des sphères kaki de la taille d’une orange et des cylindres jaune genre boîte de cassoulet, et j’avais crié : « stop ! Don’t touch ! » car j’avais reconnu ces munitions, aussi dangereuses que celles des lance-roquettes multiples (MLRS) américaines.

Qu’avez-vous trouvé en arrivant à As-Salman ?
– Pedrero venait de prendre le contrôle du commissariat de police et faisait l’inventaire de l’armurerie. Il en a sorti une Kalachnikov qu’il m’a donnée en disant : « ça peut servir ». Ensuite je me la suis fait piquer par des militaires américains… Je suis arrivé jusqu’à l’aérodrome, au moment où se levait une tempête de sable, on y voyait de moins en moins.

Je retrouve le 2e REI, les colonels Derville et Lecerf qui me font bon accueil. On est en train de prendre un café lorsqu’on entend l’explosion : ce sont les US Engineers qui viennent de faire exploser un conteneur de bombelettes en tentant de le déplacer… Sept morts d’un coup ! Emotion et effervescence. Un message radio annonce l’arrivée d’un hélicoptère Puma amenant Roquejeoffre et Janvier. Derville me fait comprendre qu’il vaut mieux pour moi que je disparaisse et ils me donnent des rations à emporter. Lecerf me propose en plus de prendre mes pellicules pour les faire parvenir à Paris, il me rend un service inappréciable car je ne sais pas encore que je vais me faire confisquer tout le reste en tombant sur les Irakiens quelques jours plus tard !

Et vous repartez vers où ?
– Je remonte vers le nord de la ville, en m’arrêtant pour prendre quelques photos de chars irakiens détruits. C’est alors que je tombe sur un lieutenant de Spahis – ce sont eux qui sont alors le plus au nord du dispositif. Le lieutenant, très sympa, vérifie mes papiers et me dit : «Ok mais je dois rendre compte de votre présence ». C’est là que les ennuis commencent. On lui répond : « un journaliste ? Amenez-le au PC ! » Je suis accueilli fraîchement par un commandant ou un lieutenant-colonel, je me souviens seulement qu’il était moustachu, qui me dit simplement : « vous dégagez ! ». Je lui réponds que je ne demande rien, sauf que je ne roule pas la nuit dans une région minée et qu’il fait maintenant nuit noire. Il ne veut rien savoir et m’ordonne de quitter leurs positions. Furieux, je roule un kilomètre vers nulle part, puis m’arrête pour bivouaquer. Le paysage est calme avec une superbe lune rousse à travers le vent de sable qui se calme. Je suis seul et brusquement je suis assailli par une panique monstrueuse : j’ai senti une odeur bizarre, mes nerfs ont lâché. J’imagine le pire, que Saddam Hussein a tendu un piège à la coalition, qu’il a laissé avancer les militaires pour leur envoyer du chimique. Incapable de me raisonner, je mets mon masque, saute dans la voiture en laissant tout sur place et roule une dizaine de km avant de me calmer. J’ai réussi à faire demi-tour, à retrouver mon bivouac, à récupérer toutes mes affaires…

Vous ne pouviez donc plus rester avec les Français ?
– Non, j’étais grillé. Le lendemain, j’ai décidé de basculer vers l’est en tentant d’atteindre la 101e division US. Je n’ai pas eu de problème et ai fait des centaines de kilomètres vers Nassiriyah sur l’Euphrate, puis j’ai voulu aller vers Bassorah. Le terrain était plus dur, le désert d’al-Shamiya beaucoup plus sablonneux, je m’ensablais régulièrement comme du reste les véhicules américains, il fallait sortir les lourdes plaques de métal à mettre sous les roues, c’était épuisant. J’ai rencontré la 24e « Victory », j’ai eu l’impression qu’ils continuaient à se battre au-delà du cessez-le-feu.

En fait le cessez-le-feu officiel est intervenu le 28, même si les Français avaient terminé leur combat plus tôt…
– Les Américains se sont battus jusqu’à la dernière minute contre la garde républicaine irakienne qui s’étaient repliée du Koweït en y laissant les unités conventionnelles, et avait encore toute sa puissance de feu. En plus, nombre d’unités irakiennes, qui n’avaient plus de transmissions, ignoraient qu’il y avait eu un cessez-le-feu ! J’ai en tous cas constaté sur le terrain que trois jours après le cessez-le-feu du 28, le 2 mars à 16 heures, la 24e division continuait sa progression. Pas impossible que devant l’ampleur de la rébellion chiite provoquée par l’intervention américaine, le commandant de la « Victory » ait mené sa guerre perso pour éviter que la Garde républicaine irakienne n’écrase totalement les rebelles désormais abandonnés…

Et vous avez continué à rouler longtemps ?
– J’ai été heureux de quitter les pistes de sable d’al-Shamiya en rejoignant l’autoroute Bagdad-Bassorah qui longe l’Euphrate. Mais dans la confusion du champ de bataille je suis sorti à un moment du dispositif américain et ai pénétré sans le vouloir dans le dispositif irakien. Une petite unité irakienne m’a d’abord accueilli et m’a demandé de les aider à contacter les Américains pour discuter des modalités de leur désengagement. Navettes sans grand résultat, aucune bonne volonté côté américain. Puis je suis tombé sur l’insurrection chiite, à Souq ash-Shuyukh, où la population en armes s’apprêtait à résister à l’armée de Saddam Hussein. Et j’ai fini mon périple juste à proximité de Bassorah, où j’ai été capturé par la Garde républicaine…

Cela aurait pu se terminer très mal ?
– Il y avait de tout chez les militaires irakiens, certains n’étaient pas hostiles. Mais j’étais quand même très incertain sur mon sort, jusqu’à ce qu’ils me fassent rejoindre un groupe de journalistes également capturés dans le secteur de Bassorah, dont 17 Français et une quinzaine d’étrangers : après quelques jours d’angoisse, la BBC et France-Info ont parlé de notre disparition et les Irakiens nous ont amenés jusqu’à Bagdad, avant de nous expulser par la route vers Amman en Jordanie.

La fin d’une aventure incroyable ?
– Non, la première moitié. Cette fois-là, en 1990-91, j’ai fait 1.200 km avec ma Suzuki, dont beaucoup en tout terrain, j’ai traversé tout le dispositif allié d’ouest en est et vu pratiquement les principaux secteurs du champ de bataille. Paradoxalement, j’ai souvent été mieux traité par les Irakiens que par certains officiers français ou américains – sans généraliser car j’ai eu un accueil formidable auprès de quelques-uns. Mais l’histoire n’était pas finie puisque je suis retourné au Koweït en 2003 pour refaire la guerre du Golfe, cette fois avec les Américains jusqu’à Bagdad, mais toujours en indépendant, en « wildcat » comme on nous a appelés alors, fidèle au principe que « la place d’un correspondant de guerre est en première ligne ».

Et j’ai redécouvert la simplicité des combattants de base, au-delà de toute considération politique, ainsi que le drame de la guerre pour les militaires comme pour les civils et surtout l’immense détresse du peuple irakien qui a traversé des décennies de souffrance… J’ai eu l’occasion de raconter ces deux guerres, mes deux « immersions » volontaires, dans un livre, « Wildcat », qui les met en parallèle car j’ai souvent parcouru les mêmes lieux, de Koweït à Bassorah : un livre sans autre prétention que de témoigner de ces deux pages d’une Histoire qui n’est pas terminée. 

Yves, hier envoyé spécial de Raids, aujourd’hui directeur, rédacteur en chef et reporter de la revue Assaut, vous continuez à parcourir librement les champs de bataille, encore récemment la Libye, libre de toute contrainte et éternellement rebelle ?
Non, pas rebelle ! Ou quand je le suis, c’est uniquement parce que les autorités ne veulent pas de témoins en première ligne, à la fois par conformisme, par manque de moyens et par peur de l’information déformée – et ce n’est pas en train de s’améliorer ! Mon autodiscipline m’interdit de nuire à l’armée française mais je veux être un témoin pour l’Histoire. A Austerlitz, j’aurais escaladé le plateau de Pratzen avec mon Canon…

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Yves Debay (1954-2013) est né au Congo Belge (aujourd’hui République Démocratique du Congo). Il s’engage dans l’armée belge, qu’il quitte pour rejoindre les troupes rhodésiennes (actuelle Zambie), puis sud-africaines, en lutte contre la rébellion africaine marxiste. Dans les années 1980, il se lance dans le journalisme. Véritable « reporter de guerre », il est sur tous les fronts : Liban, Golfe (en 2003 il « accueille » les chars américains à Bagdad), Balkans, Caucase, Afghanistan, Côte d’Ivoire, révolutions Arabes, et … Syrie. Collaborateur de Raids, il fonde le magazine Assaut en 2008, magazine « libre de ton », qui traite de l’actualité militaire, mais dans une approche très « terrain », au plus près des hommes, ce qui le rend passionnant. Le 17 janvier 2013, il est tué par un tireur embusqué à Alep en Syrie lors de la guerre civile syrienne.

Bibliographie

  • Wildcat – Irak 1991-2003 – Carnet de guerre d’un journaliste rebelle, Éditions italiques 
  • Hélicoptères de combat, Éditions Histoire et Collection, 10 juin 1996
  • Le 2ème REP Parachutistes de la Légion, Éditions Histoire et Collection
  • Les Troupes De Marine, Editions Histoire et Collection
  • U.S. Marine Corps. Les « Marines » aujourd’hui, Editions Histoire et Collection
  • Véhicules de combat français d’aujourd’hui, Editions Histoire et Collection
  • Avec Eric Baltzer, M1 Abrams, Editions Histoire et Collection
  • Avec Eric Baltzer, Leopard 1, Editions Histoire et Collection
Pierre BAYLE
Pierre BAYLEhttps://pierrebayle.typepad.com/pensees_sur_la_planete/
Ancien directeur de la communication du groupe EADS (aujourd'hui AIRBUS), Pierre BAYLE est journaliste professionnel depuis près de vingt ans quand il couvre la guerre du Golfe. Il a également été directeur de la DICoD entre 2013 et 2016.

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