Rezzou en hélico : Témoignage du général de Larocque Latour

Colonel de Larocque-Latour, 3e RHC

« Le 3e RHC est venu compléter le dispositif mis en place par le 5e RHC, réinventant le combat aéromobile sur un théâtre totalement nouveau, géographiquement et tactiquement. Au prix d’un entraînement intensif et avec des trésors d’imagination, nous avons donné aux équipages une confiance en soi qui leur a permis de réaliser les missions les plus audacieuses. Au point que le CEMA reconnaîtra à la fin des opérations que l’ALAT est une arme de mêlée, notre plus belle fierté ».

Propos recueillis par Pierre BAYLE

 Comment avez-vous appris votre envoi dans le Golfe ?

Le général de Larocque Latour : J’étais en vacances dans le Poitou lorsque Saddam Hussein a attaqué le Koweït. Je me fais récupérer par une Gazelle, mon unité étant en alerte Guépard, et me précipite pour savoir si le régiment est mobilisé : pas du tout, c’est le 5e RHC (régiment d’hélicoptères de combat) qui part. Je m’étonne puisque c’est le 3e qui est en alerte, mais le général Reviers, commandant l’ALAT, me répond : « le Guépard on s’en fout, c’est un truc de l’état-major. » Et il ajoute, pour me consoler : « ne vous inquiétez pas, il y aura un renfort, ce sera le 3 ». En fait, le commandement avait de bonnes raisons de prendre le 5e RHC : ce régiment avait fait un détachement au large du Liban et s’en était très bien sorti, il avait l’entraînement opérationnel et son chef, le colonel Ladevèze, était un marsouin charismatique qui correspondait tout à fait à une telle projection outre-mer.

 Mais vous avez été mobilisé quand même…
– Oui, le 3e RHC d’Etain avait dû fournir dès le début de l’opération 2 escadrilles qui avaient été intégrées au 5e RHC. De plus, début septembre, un détachement mixte Gazelle Puma comportant la logistique a été projeté sous les ordres du Commandant Llorca par voie aérienne à Djedda sur la Mer rouge. Ce renfort devait être constitué de 6 hélicoptères (4 Gazelle, 2 Puma) et de 100 hommes, sans qu’il soit précisé s’il s’agissait d’un renfort du 5e RHC ou de l’élément précurseur d’un second régiment. Par précaution et compte tenu de certains risques spécifiques, j’avais organisé un détachement de 104 hommes. A l’état-major des armées, le Général Guignon m’a envoyé promener : « on ne vous demande pas de faire de la stratégie, on vous demande cent hommes, pas un de plus ». J’ai insisté, on a transigé à 102 hommes et j’ai pu compléter le détachement par une équipe avec valise de transmission satellitaire Inmarsat. Une fois prêt, le détachement du 3e RHC part début septembre pour Djeddah. Il rejoindra ultérieurement les quatre escadrilles du 5e RHC directement à la Cité militaire du Roi Khaled (KKMC). C’est à Ladevèze que revient le mérite de tout mettre en place, et d’élaborer une tactique adaptée au désert.

 Cette tactique, c’est donc celle que vous allez adopter ?
– On a repris son schéma, mais en l’adaptant car il était adapté à la posture défensive de la coalition, face au danger d’une attaque irakienne frontale. Donc il mettait les hélicos de reconnaissance devant, pour découvrir l’adversaire en mouvement. Et le dispositif en râteau large permettait de couvrir un front considérable. Mais il faudra adapter ce dispositif dans une configuration offensive, face à un adversaire probablement embossé en défensive sur des zones plus étendues.

En plus de la tactique, il fallait une préparation technique ?
– Dès septembre le général Reviers m’avait laissé entendre que je partirais fin novembre pour la relève. J’ai donc préparé mes escadrilles et, grâce à l’expérimentation menée en Arabie saoudite par le 5e RHC, je savais que les trois problèmes majeurs étaient la navigation sans repères, le poser dans le sable et le vol en limite de puissance du fait de la chaleur. En effet, contrairement au désert tchadien où il y a toujours des points caractéristiques, le désert saoudien est plat et sans repères possibles et le sable, comme me l’avait indiqué Ladevèze, s’apparentait à de la poussière. J’ai donc entraîné mes escadrilles au-dessus de l’Atlantique, pour la navigation sans repères. Pour le poser dans le sable, nous avons utilisé les pare-feux dans les Landes, où le sable est aussi fin qu’en Arabie. Quant au vol en limite de puissance, nous avons été nous entraîner en altitude dans les Pyrénées.

Vous étiez donc parfaitement opérationnels en arrivant finalement sur le théâtre…
– Nous étions opérationnels, sans doute plus que le 1er RHC arrivé en janvier, qui n’avait pas pu recevoir la même préparation. D’autant que le 1er RHC avait été formé avec des personnels provenant de nombreuses unités différentes, ce qui affaiblissait son homogénéité. C’est pourquoi nous leur avons fourni dès leur débarquement à Yanbu une formation tant tactique que technique. J’ajoute que nous avions complété la préparation du régiment en faisant venir un professeur des Langues Orientales pour nous familiariser avec la réalité culturelle de l’Arabie saoudite et de ses voisins.

Qu’est-ce qui vous manquait vraiment ?
– Nous avions une faiblesse, qui nous a pénalisés : la logistique… Nous n’avions clairement pas les moyens nécessaires en véhicules de transport, et le système transpalettes mis en place ne pouvait correspondre qu’à une phase défensive. A raison de trois palettes par camion, le camion se déplaçait d’un pôle à l’autre en assurant une noria entre palettes pleines et palettes vides. Vous imaginez bien qu’en phase offensive avec déplacement des bases opérationnelles, l’affaire devenait beaucoup plus compliquée : comment laisser une palette chargée en plein désert ?

 Vous avez trouvé une solution ?
– On a bricolé ! J’ai fait attacher les missiles dans leurs conteneurs avec des câbles au-dessus des citernes de carburant. Avantage : on réglait le problème du transport en ayant nos munitions au plus près, et on repérait aussi beaucoup plus facilement d’en haut « nos » citernes au milieu de tous les convois logistiques. Inconvénient : les camions-citernes n’étaient pas prévus pour une telle surcharge et la plupart des citernes étaient ‘criquées’ en revenant en France. Mais au moins nous avons pu faire la guerre, c’était l’essentiel.

 Quelle force hélico représentiez-vous à la veille de l’offensive terrestre ?
– Dans la composante 3e RHC nous étions à peu près un millier, le régiment ayant été renforcé par une compagnie du 1er Régiment d’infanterie, une section de missile air-air Crotale de l’armée de l’air (qui malheureusement n’a pas été en mesure de nous suivre en raison de sa faible mobilité mais qui a été d’un très grand secours pendant toute la phase d’attente. Elle a été remplacée pendant l’offensive par une section de missiles Stinger), d’une compagnie du matériel et de divers détachement à vocation sanitaire dont un groupe du bataillon de chasseurs alpins de Bourg saint Maurice. A l’arrivée du 1er RHC, courant janvier, le général Mouscardès n’a pas voulu tronçonner le dispositif pour équilibrer les 2 régiments, compte tenu de la cohésion que nous avions déjà acquise du fait de notre entraînement. En termes de moyens aériens, le 3e RHC disposait de 2 escadrilles reco (Gazelle canon et missile AA-TCP Mistral), 4 escadrilles antichar (Gazelle Hot), d’un détachement Horus (Cougar équipé d’un radar) et 2 escadrilles de Puma. Le 1er RHC avait une escadrille reco, 2 escadrilles antichars et une escadrille de Puma. Mais la disparité n’était due qu’à la chronologie de la mise en place, rien de plus.

Et pourquoi sur les photos les hélicos n’ont pas tous la même couleur, entre vert et sable ?
– Tout simplement parce que les Gazelle ont été repeintes à mesure des relèves en France. Certaines étaient couleur sable en arrivant, ce sont celles qui avaient été déployées au Tchad, dont une escadrille de mon régiment. Néanmoins il faut souligner qu’à une certaine distance (moins de 1000 m) cette différence de couleur est sans incidence sur la détectabilité

Et à partir de quand avez-vous préparé la phase offensive ?
– Officiellement c’est fin décembre que la France est passée comme le reste de la coalition de la posture défensive à la posture offensive. Mais le général Mouscardès m’avait prévenu bien avant : « tu te prépares pour une offensive mais tu ne dis rien ». Ce tournant vers la phase offensive a du reste marqué une intégration beaucoup plus forte dans le dispositif de la coalition. C’est ainsi que le colonel Larcher, qui était l’officier de liaison du général Roquejeoffre au PC américain, n’avait pas le droit de rester dans la salle opérations au moment des briefings. A partir du tournant stratégique, on ne lui demandait plus de sortir. C’était pour moi le signe qu’un accord avait été passé au plus haut niveau politique sur notre engagement.

Ce changement de posture a eu quel effet sur le régiment ?
– J’avais eu la chance d’emmener avec nous le médecin du régiment, le capitaine Gomis – alors qu’on voulait m’imposer celui d’une autre unité – et, compte tenu de nos relations de confiance et de sa connaissance des hommes, c’est lui qui me signalait les sautes de moral du régiment. Eh bien, quand on a annoncé qu’on préparait une offensive, le moral a baissé d’un coup : le médecin tenait un décompte quotidien des consultations et des affections réelles, et vers Noël les deux courbes ont divergé, révélant la montée du stress. Une réaction affective des hommes aussi, sur le thème : « on ne va pas se faire tuer pour les émirs du pétrole… » J’ai fait la tournée des popotes, avec mes officiers, nous avons rappelé la légitimité de la mission et, surtout, le rythme accéléré de l’entraînement n’a plus laissé de place aux états d’âme ! On s’est entraînés de plus en plus, aussi bien contre nous-mêmes avec un plastron hélicos, que face aux blindés des Spahis et du REC ou du 1er REI. Il faut ajouter que c’est à ce moment que nous avons été submergés par le courrier venant de soutiens anonymes en France, telle cette lettre signée par tout un bureau du ministère de l’Education nationale : « vous pensez bien que nous ne sommes pas militaristes, mais on est avec vous ». Ces lettres ont eu un effet capital sur le moral car elles démontraient la légitimité de notre engagement.

Et comment avez-vous amélioré la tactique initiale ?
– On a d’abord constaté que les hélicos placés en avant pour assurer la reconnaissance étaient toujours détectés, donc nous perdions l’effet de surprise. On a décidé de supprimer cette première ligne de reco, ce qui est contraire à toute doctrine, et de tout déployer sur la même ligne pour élargir notre « râteau ». Par rapport au dispositif du 5e RHC, qui mettait en ligne une escadrille, nous en avons mis jusqu’à trois de front, soit trente hélicos antichar, un front de presque 15 km ! On a dû faire un gros travail pour maintenir l’alignement sur une telle largeur, mais avec un gros avantage : chaque hélico ne tirait que devant lui, pas sur les côtés, il n’y avait pas de risque de tir fratricide.

Une de mes motivations était de diminuer autant que possible le stress des équipages en particulier antichar en leur permettant de se concentrer sur leur seule mission. Dés lors il fallait traiter séparément la question de la menace aérienne. Bien sûr, j’avais dit aux équipages qu’on pouvait tirer un hélico ennemi avec un Hot, mais j’y croyais assez peu, c’est pourquoi j’avais placé sur les deux côtés de la ligne de front les Gazelle équipées de missiles air-air Mistral, pour prendre en compte une éventuelle menace aérienne irakienne. Par les Gazelle-Mistral, je renforçais le sentiment de sécurité de mes hommes.

Dans le même esprit, il convenait de traiter les éléments non détruits par les Gazelle Hot afin que celles-ci ne soient pas prises à revers lorsqu’elles avançaient. C’est pourquoi derrière cette première ligne j’avais déployé une deuxième ligne, constituée de Gazelle canon. En cas de résistance, les Gazelle Hot ne s’attardaient pas et poursuivaient, c’était au tour des Gazelle canon d’intervenir.

Enfin, il était impératif que je sois en mesure de récupérer immédiatement d’éventuels équipages abattus, c’est pourquoi une troisième ligne constituée de Puma suivait à distance visuelle 1 Km derrière la seconde. On y reviendra.

L’ensemble de ce dispositif se déplaçait au ras du sol à environ 180 km/h (à vitesse plus faible, les appareils soulevaient un nuage de sable qui les faisait repérer). Et pour assurer le commandement, j’étais en Gazelle lisse au milieu de la ligne des HOT et pouvais transmettre vers la division grâce à un PC sur Puma posé en arrière en terrain sûr.

 Partir en ligne sans reco et sans profondeur, c’était prendre de gros risques ?
– Le risque était aussi psychologique, d’autant que ce que nous faisions était en totale contradiction avec les règlements enseignés en école qui précisaient que l’Alat n’intervient que sur un ennemi en mouvement et en aucun cas sur un ennemi embossé. Je voulais que mes hommes sachent affronter le risque en sachant que, quoi qu’il arrive, ils seraient rapatriés. Je ne pouvais garantir qu’il n’y aurait pas de pertes, mais j’ai fait une promesse solennelle : « je ne peux pas promettre de vous ramener tous vivants, mais je vous ramènerai tous ; je ne laisserai personne sur le terrain ». Je suis convaincu qu’il ne faut pas raconter d’histoires ; si j’avais dit à mes hommes qu’il y aurait zéro perte à la fin des opérations, comme cela s’est heureusement produit, je n’aurai pas été crédible. Ils étaient prêts à envisager de mourir, pas de rester sur le terrain.

Alors, derrière la première ligne de Gazelle-Hot, et derrière la deuxième ligne de Gazelle-canon, j’ai déployé une troisième ligne constituée de Puma, avec pour principale mission de ramasser les équipages si un hélico tombait. En plus de l’équipe médicale, chaque Puma emportait aussi des fantassins, qui débarquaient et assuraient la sécurité de l’hélico le temps qu’on récupère les équipages. On a fait beaucoup d’exercices pour tester la faisabilité de ce dispositif, et tous ont été convaincus.

Mais pour y arriver il m’a aussi fallu convaincre le commandement, car probablement pour répondre aux consignes du général Reviers, le colonel Battlo, adjoint ALAT du général Mouscardès, voulait conserver une composante Puma autonome à ses ordres. Heureusement, j’ai été soutenu dans mon idée de maintenir les Puma en recueil en 3e ligne par Ivanoff et Barro, qui partageaient le sentiment que nous avions tous : « on ne laisse personne sur le terrain ». La directive nous ordonnant d’abandonner les morts ou blessés en cas d’attaque chimique sur le terrain (voir aussi l’interview du colonel Bourret) a entraîné une réaction collective des chefs de corps.

 Mais vous étiez conscients qu’il y aurait des victimes, sans doute nombreuses ?
– Et comment ! Dans mon unité il avait été prévu un « sac à viande » par personne, plus une cantine avec des étiquettes nominatives pour rapatrier les effets personnels. Au retour de l’opération Daguet, chacun est reparti avec une cantine en plus, sans trop savoir pourquoi on la leur donnait en fin d’opérations, mais c’était bien ça…

Quid de la coopération entre unités attaquantes ?
– On avait davantage de contacts avec les unités de première ligne, les Spahis, le REC, le RIMa, le REI, et un peu moins avec les unités de soutien et d’appui, le 6e REG, l’artillerie. C’est grâce à eux et aux plastrons qu’ils m’ont fournis que j’ai pu mettre au point la tactique et surtout convaincre les équipages de son efficacité. Nous avons partagé les mêmes problèmes, notamment logistiques, d’ailleurs Novack, l’artilleur, s’est trouvé confronté au même problème que moi, avec des palettes d’obus qu’il a dû abandonner en plein désert, faute de camions en nombre suffisant.

Ce problème n’avait pas été pris en compte au départ ?
– Non, c’est logique : en défensive, notre première posture, on recule vers ses propres positions, donc vers sa base logistique. En offensive c’est le contraire, la logistique s’allonge de plus en plus. Comment alors faire avancer la log au rythme des hélicoptères ? Nous nous sommes parfois trouvés en limite et, en particulier, une fois nous avons été sauvés par le vent de sable qui nous a stoppés et a permis au convoi routier de rejoindre. Les enseignements de ce problème d’élongation restent à tirer et les problèmes toujours actuels, sans doute.

On a donc bricolé, comme toujours les Français… Toutes les jeeps P4 s’étaient vues affubler de porte-bagages constitués de plaques semi-perforées, ce qui avait beaucoup fait rire nos camarades américains. Pour transporter les impédimentas, les Gazelles étaient chargées jusqu’à la gueule. Pour rester en silence radio ou tout simplement lorsque celle-ci ne passait pas – ce qui était courant dans le vent de sable – nous utilisions les lunettes de tir pour lire des messages écrits sur des feuilles de papier. J’avais aussi fait démonter mon siège blindé qui a fait la guerre dans un camion – le risque d’être tiré par-dessous est minime quand on vole à deux mètres du sol – pour gagner quelques dizaines de kg afin d’allonger mon autonomie. J’en avais besoin car, en fin de chaque mission, je laissais la formation pour aller rendre compte directement au PC et il me fallait un supplément d’autonomie.

 Comment êtes-vous arrivés à voler aussi bas ?
– De l’entraînement, beaucoup d’entraînement. On est partis du schéma tactique mis au point par Ladevèze et on s’est entraînés contre les blindés du REC, du Spahis ou du REI. Dans le désert plat, nous n’étions pas vus au début mais nous-mêmes avions du mal à distinguer de loin un rocher d’un char, car l’air chaud formait une dioptre et on voyait comme un mirage au-dessus de la surface. En se rapprochant à 5/6 km, on commençait à distinguer mais on ne pouvait tirer qu’à 4.000, 4.500 mètres. Pour le missile Hot filoguidé, le fil fait 4.200 mètres mais comme l’hélico se rapprochait de sa cible après le tir, on pouvait tirer à 4.500 m. Il faut noter qu’à cette distance on est incapable d’identifier car on ne distingue qu’une forme qui s’apparente à un point. Pendant l’opération, afin d’éviter tout risque de méprise, nous nous sommes beaucoup approchés avant d’autoriser le tir. Surtout, on s’est rendu compte qu’en arrivant en ligne, lorsqu’un hélico était aperçu par l’adversaire, tous les appareils étaient découverts en même temps et le réseau radio de l’adversaire était instantanément saturé par les comptes-rendus simultanés, ce qui provoquait une désorganisation chez l’adversaire et un incontestable avantage psychologique chez nous.

 Le facteur psychologique est important ?
– Il est fondamental. Dans une guerre, il y a 80% de psychologie et 20% de technique. D’où l’importance de l’entraînement qui entraîne des automatismes et développe la confiance en soi. Quand tout est simple on ne se pose pas de question, mais quand on doit réfléchir on commence à douter…

Vous avez pu comparer vos modes opératoires avec les Américains ?
– Non, pas du tout. Nous n’étions pas sur les mêmes zones. Nous n’avions rien étudié sur leurs moyens, d’autant plus que nous agissions de jour et eux de nuit du fait de leur équipement ; en fait nous avons surtout essayé de tirer le meilleur parti de nos propres moyens, qui n’étaient pas dans les mêmes proportions que les moyens américains. Lors des débriefing aux USA nous avons cependant noté un élément surprenant : le nombre de missiles tirés par Apache ou par Gazelle ainsi que les taux de réussites étaient pratiquement identiques.

Finalement, vous étiez fin prêts pour le jour de l’offensive terrestre ?
– Nous avons même commencé avant ! Une semaine avant le déclenchement de l’offensive terrestre, nous recevons l’ordre suivant : « décollage à 5 heures demain matin, vous entrez en Irak et vous cassez tout ce que pouvez ». Rien de plus explicite, l’ordre était un peu surprenant. Mais nous nous préparons, notamment dans le vent de sable. La falaise qui bordait la frontière me posait un problème particulier, car je ne savais pas si elle était défendue, il nous fallait un entraînement spécial. Nous avons trouvé un mouvement de terrain en territoire saoudien, avec comme une petite falaise, et nous sommes entraînés à l’attaquer sans être vus, en arrivant au ras du sol. Dans la soirée je tente de faire confirmer l’ordre reçu le matin et il m’est répondu que c’est une décision de l’Elysée.

A 5 heures du matin, il faisait encore nuit, on décolle avec une très mauvaise visibilité. Je n’ai pas voulu attaquer la falaise dans l’obscurité et nous nous sommes posés à sept km du pied de celle-ci. Aux premières lueurs de l’aube nous avons redécollé, mais les Irakiens nous ont vus arriver. Ils ont ouvert le feu, nous sommes passés en tirant sur une première ligne de défense, puis une seconde, en détruisant quelques blindés. Pris à revers nous avons fait demi-tour pour nous reposer dans nos lignes. Au retour les Irakiens ont déclenché un tir d’artillerie. J’ai voulu repartir à l’attaque mais le Général Janvier m’a transmis : « on arrête ». Il avait raison. Le raid visait à préparer l’attaque terrestre et à avertir que les Français étaient capables d’entrer en Irak. Le message était politique. Nous avions pénétré de 7 km en Irak, nous avions ferraillé, nous nous sommes retirés sans dommages avec juste un impact dans un Puma. Le moral est monté en flèche, nous avions détruit des véhicules et des positions ennemies sans subir de pertes, nous nous sentions invulnérables.

C’était une découverte, le dispositif irakien ?
– Totale ! Nous ne savions rien de ce qu’il y avait en face ! Le Renseignement nous avait dit qu’il n’y avait sans doute rien comme défenses irakiennes et nous avions constaté que les Irakiens étaient bien installés. Je suis revenu furieux à la division, sur ce manque de visibilité. C’est là que j’ai appris qu’un drone avait été abattu (voir l’interview du général Derville) dans le secteur par une batterie anti-aérienne dont on ne m’avait rien dit, alors que le drone avait transmis des photos avant d’être abattu… La seule réponse que j’ai eue au B2 c’était : « le renseignement n’était pas confirmé ».

Mais je ne voulais pas courir le risque de tomber de face sur des défenses irakiennes cette fois-ci en alerte. Le deuxième jour, j’ai obtenu de la division qu’on se déplace de 100 km vers l’ouest, avec un plot de ravitaillement et un relais radio : on a pu entrer en Irak en sifflet, puis revenir par le nord pour aborder les positions du premier jour par derrière. Sur le trajet, nous avons tiré sur des positions situées à mi-chemin et, coup de chance, à une dizaine de km en retrait de la falaise nous sommes tombés sur le PC, que nous avons détruit. Cette fois nous avions pénétré de vingt km en territoire irakien.

Le troisième jour, nous sommes entrés tout droit, nous avons parcouru 70 km en territoire irakien et avons détruit un véhicule de reconnaissance. Mais nous n’avons rien trouvé d’autre car nous étions à l’ouest du dispositif.

Ces trois raids nous les avons faits de jour, alors que les Américains faisaient leurs raids en hélicoptère de nuit.

Vous aviez toujours une base logistique à proximité ?
– C’était le problème : lorsque la division a fait son déplacement de Hafar el-Batine à Rafah, on nous a envoyés en couverture face à la frontière. J’avais demandé que ma logistique passe en tête des convois, pour être ravitaillés dès que possible, et bien entendu cela n’a pas été fait. Je me suis retrouvé en panne de carburant avec mes hélicos à 5 km de la frontière irakienne, à portée de l’artillerie ou d’attaque irakienne. C’était un risque extrême et nous avons passé une nuit horrible au pied des hélico à guetter tout bruit suspect. Le lendemain, j’ai donc récupéré mes camions-citernes et j’ai fait affaire avec Derville, en créant un sous-groupement commun, 3e RHC/2e REI : je t’assure la protection éloignée, tu m’assures la protection rapprochée. Le colonel Lesquer, le pragmatique chef d’état-major, nous a laissé faire. J’ai aussi donné un coup de main au détachement du 1er RHP équipé de Sagaie à essence – toute la division roulait au kérosène, par simplification logistique mais je disposais d’un camion citerne d’essence pour alimenter le radar d’atterrissage Spartiate. Ce radar avait trouvé une utilisation non prévue, qui avait intéressé le ministre en visite, Pierre Joxe : au lieu de le pointer vers le ciel pour l’approche à l’atterrissage, il avait été dépointé vers le sol et permettait de distinguer les véhicules irakiens en déplacement, ce qui nous donnait une petite vue de ce qui se passait en territoire irakien.

Pendant l’offensive, comment s’est passée l’articulation avec les unités au sol ?
– Le régiment avait trois missions : reconnaître en avant du sous-groupement ouest ; assurer la couverture du dispositif face à l’ouest – on imaginait qu’une autre division irakienne complétait le dispositif vers l’ouest – être prêt à intervenir au profit d’une unité. Ces trois missions devaient être remplies simultanément. Pour cela j’avais séquencé les missions en les répartissant : deux escadrilles assuraient la couverture, une autre était en reconnaissance à l’avant des unités, une quatrième était en réserve, prête à intervenir.

Cela supposait aussi une coordination, pour éviter les méprises et les tirs fratricides. Par exemple, la synchronisation avec les tirs d’artillerie était assurée par le commandant du sous-groupement, le colonel Lesquer, pour nous éviter de passer à travers. Plus complexe était la synchronisation de nos propres tirs, qui supposait une bonne connaissance de la position des unités sur le terrain.

 Vous faisiez des allers-retours entre une première ligne évolutive et la base arrière ?
– Oui, avec ce problème permanent de l’élongation des distances. Pour le carburant, les pleins étaient de plus en plus difficiles à réaliser. Pour la continuité des transmissions, je laissais des relais radio et le Puma PC assurait la liaison : nous avons eu jusqu’à cent km à couvrir sur le côté du dispositif.

Au début c’était facile, nous étions en avant des Spahis et du REC. Grâce au système mis en place par Ladevèze, on s’entraînait à tirer dans l’axe sans réfléchir, une question d’entraînement intensif. Tirer tout droit n’est pas la chose la plus normale mais quand on s’y habitue, ça devient facile et c’est ce que nous avons fait.

Puis nous sommes repartis en arrière faire les pleins, et pendant ce temps les unités avaient progressé sur le terrain. On me transmettait les coordonnées de chaque unité, mais ce n’était que la position des PC, pas des unités avancées… C’est comme ça qu’on a failli tirer un missile sur un blindé de tête du Spahis. Heureusement, c’est moi qui autorisais l’ouverture du feu, j’ai demandé qu’on identifie l’engin avant de tirer.

 S’approcher pour identifier, c’était aussi s’exposer davantage ?
– En raccourcissant les distances, nous prenions un risque pour nous-mêmes d’être à portée de tir de l’adversaire. On s’est approchés jusqu’à 600 m d’une position irakienne, qui a ouvert le feu la première, mais je ne voulais pas risquer un nouvel incident. Et grâce à la première intervention effectuée en Irak avant l’offensive, nous avions démontré notre très faible vulnérabilité. Car pour tirer à 600 m, il fallait une sacrée confiance en soi de mes hommes et il faut leur rendre hommage !

Nous avons ainsi participé à la prise d’As-Salman, mais la coordination était réellement difficile. Pour cet assaut, un passage d’A-10 Tank killer avait été prévu, mais les appareils américains n’avaient pas pu décoller à cause de la météo. Ensuite étaient prévus des tirs d’artillerie, puis l’attaque des hélicos, puis les chars… L’imbrication des unités nous a amenés à ne tirer qu’à courte distance. Côté américain, les hélicos ouvraient le feu à 6 km : un Apache avait ainsi détruit un véhicule britannique, toute l’unité américaine en est restée traumatisée…

 Vous avez vu le champ de bataille d’en haut uniquement ?
– Non, nous avons participé à des opérations au sol, c’était nouveau aussi. Le 25 février, deuxième jour de l’offensive, il avait plu, la visibilité était mauvaise. En volant bas on aperçoit dans une cuvette une bande verte et, au milieu, une tache blanche. Je regarde à la lunette de visée et j’aperçois un type avec un drapeau blanc. Je fais dégager les Gazelle Hot, et je fais tirer au canon des deux côtés de la cuvette. Une dizaine d’Irakiens se sont levés, les bras en l’air. On a posé un Puma, qui a embarqué les prisonniers avec un seul militaire français, un adjudant-chef, le mécanicien navigant, pour les tenir en respect avec son Famas. On les a fait coucher à plat ventre dans la soute, la tête dépassant dehors, ils se sont agrippés comme ils ont pu et n’ont plus bougé jusqu’au poser, peut-être est-ce un peu limite par rapport aux conventions de Genève mais je redoutais que l’un des prisonnier utilise une grenade pour détruire ou s’emparer de l’appareil.

A l’arrivée, on les a interrogés en arabe. C’était émouvant, certains pleuraient, la guerre était finie pour eux, on leur a donné à boire et à manger, c’était la fin de la tension. Ils nous ont expliqué que, dans leur armée, on leur avait dit que la coalition ne faisait pas de prisonniers et qu’ils seraient exécutés s’ils étaient pris ! On leur a demandé qui était le chef. Ils ont regardé vers l’un d’entre eux, qui n’a rien dit, et quand on les a emmenés, on a trouvé parc terre un galon de capitaine… C’était la première fois qu’on capturait des prisonniers avec des hélicos.

 Après la prise d’As-Salman, il n’y avait donc plus d’Irakiens ?
– Ce n’est pas ce que nous pensions. Il était question, en plus de la 45e division d’infanterie, d’une autre division plus au nord, et d’une troisième à l’ouest. On pensait devoir affronter trois divisions, alors qu’il n’y en avait qu’une ! C’est dire l’efficacité du renseignement d’alors… Donc lorsque nous avons dépassé As-Salman, j’ai reçu pour mission de lancer des reconnaissances vers le nord, tout en poursuivant la mission de couverture vers l’ouest, ce que j’ai fait pendant les deux semaines qui ont suivi le 26.

Lors d’une des premières reconnaissances dans la profondeur, j’avais laissé à mi-chemin une Gazelle comme relais-radio. Au retour, cet appareil m’était stupidement sorti de la tête, et j’entends l’équipage de la Gazelle Mistral m’annoncer : « hélico ennemi en vue, je tire ». Je réponds : « non, on s’approche d’abord ». J’avais complètement oublié l’hélico relais, mais il me semblait improbable qu’un hélico irakien se trouve par là, qu’il soit isolé et que nous ne l’ayons pas vu à l’aller.

 Et vous n’aviez pas d’IFF ?
– Si, mais on le coupait en mission… comme l’imposent les consignes dès que l’on passe en territoire ennemi, pour ne pas se faire repérer

 Et vous n’avez pas trouvé d’ennemi ?
– Au contraire, ça a été l’occasion d’un raid particulièrement innovant. Une escadrille effectuait une reconnaissance à l’ouest et a aperçu une antenne radio dans le lointain. Elle rend compte, et la division répond : « OK, vous pouvez y aller », donc traiter l’objectif. L’escadrille s’approche, tire quelques véhicules, puis aperçoit une autre antenne plus loin. Elle revient, et on monte une nouvelle opération.

C’est mon adjoint, le LCL Dombres, qui prépare et commande l’attaque avec une escadrille de Gazelle Hot, une escadrille de reconnaissance, une escadrille de Puma et une demi-compagnie d’infanterie. La force décolle, gagne la deuxième antenne et la détruit, mais aperçoit à ce moment-là des structures militaires et découvre la localité d’As-Shabaka, avec une cuvette comme à As-Salman occupée par une garnison. Les Gazelle attaquent les défenses anti-aériennes et le périmètre de défenses autour de la ville, détruisent le PC au missile Hot et prennent les tranchées dans l’enfilade de leurs canons. Cette phase de neutralisation dure à peine cinq minutes. Puis les Puma atterrissent au milieu de la localité et font une centaine de prisonniers, qu’une deuxième rotation de Puma ira chercher ainsi qu’un armement important. C’était un raid totalement héliporté, une première ! Mon regret c’est que nous ne savions pas que, protégée par cette garnison, il y avait une base aérienne équivalente à celle d’As-Salman.

 Combien de temps a duré ensuite votre maintien sur zone ?
– Un temps qui nous a paru très long. Après le cessez-le-feu, qu’il a fallu consolider, on est entré dans une période de patrouilles qui n’étaient plus sous tension, on a redécouvert une sorte de normalité quotidienne mais sans aucune liaison avec les familles. C’était éprouvant. A Pâques, on a eu droit à une à deux minutes par personne pour parler avec les familles à travers le RITA. Tous les hommes étaient en colonne derrière ma jeep pour prendre leur tour… pendant qu’au quartier, les épouses faisaient la file avec la mienne dans mon bureau !

 Au total, que représente l’engagement du 3e RHC ?
– En chiffres, nous avons tiré 122 missiles Hot, 1.470 munitions de 20 mm, détruit 90 cibles dont un commandement de brigade, fait 111 prisonniers et volé un millier d’heures : 200 pour les Puma et 800 pour les Gazelle. Mais c’est surtout en termes qualitatifs qu’il faudrait apprécier le travail de la force aéromobile. Après une mise en place rigoureuse et inventive par le 5e RHC, le 3e RHC que je commandais et le 1er RHC du colonel Hottier ont prolongé ce travail par un entraînement aussi intensif et méthodique, poursuivant l’innovation tactique, et appliquant ces modes de combat adaptés à la réalité du théâtre sans hésitation avec une audacieuse détermination. Un travail collectif qui a aussi montré notre parfaite cohésion.

 Une conclusion opérationnelle ?
– Elle est du chef d’état-major des armées le général Schmitt. Au moment du débriefing final à As-Salman, je lui dis : « j’ai un problème, je ne sais toujours pas si l’ALAT est une arme de mêlée ou une arme d’appui ». Ivanoff et Barro renchérissent : « on a pu y aller parce que les hélicos étaient toujours devant ». Schmitt a répondu alors : « vous avez la réponse, maintenant l’ALAT est une arme de mêlée ».

Pour le reste, ça a bien marché pour nous parce que nous avons bénéficié de l’effet de surprise et de la chance ; mais il est clair que ce n’est pas reproductible à l’identique : certes les règlements d’emploi ont leur importance mais l’essentiel c’est de prendre en compte les circonstances particulières pour en tirer le meilleur mode d’action, dont la qualité majeure doit être la simplicité. L’expérimenter pour l’améliorer et limiter les inévitables impasses. Puis par un entrainement inlassable et sans concession, donner confiance aux personnels pour qu’ils s’engagent avec le minimum de stress. Mais comment modifier la tactique pour continuer à bénéficier de cet effet de surprise, c’était toute la question qui se posait après le cessez le feu.

En tous cas l’esprit d’adaptation français nous a permis de pleinement profiter de nos machines et du savoir-faire de nos équipages : conçue pour arrêter une force blindée massive en mouvement en Centre-Europe, sur un terrain choisi en fonction des possibilités de se camoufler, la division aéromobile a prouvé son efficacité en action offensive contre un ennemi retranché, et dans un milieu désertique totalement dépourvu de masques de terrain. La combinaison entre hélicos antichar, hélicos canon et hélicos de transport a permis de répondre à toutes les situations, et je remarque que c’est cette même combinaison qui répond aux besoins opérationnels en Afghanistan, avec le même trio modernisé grâce au Tigre canon et au Caracal, mais toujours avec la vaillante Gazelle Hot. Cette même Gazelle Hot qui vient d’être envoyée pour intervenir éventuellement sur le théâtre libyen ! Je ne peux m’empêcher de penser, avec une certaine fierté, que l’expérience de Daguet reste encore présente aujourd’hui dans la dimension aéromobile.

Pierre BAYLE
Pierre BAYLEhttps://pierrebayle.typepad.com/pensees_sur_la_planete/
Ancien directeur de la communication du groupe EADS (aujourd'hui AIRBUS), Pierre BAYLE est journaliste professionnel depuis près de vingt ans quand il couvre la guerre du Golfe. Il a également été directeur de la DICoD entre 2013 et 2016.

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