Le général Barro commandait le 1er régiment de Spahis qui a été envoyé parmi les premiers éléments de la brigade française déployée en défensive dans l’opération Desert Shield, face à la menace irakienne en Arabie saoudite. Il a donc participé à la longue mise en place et préparation de la seconde phase, la phase offensive, qui devait aboutir à la libération du Koweït.
Propos recueillis par Pierre BAYLE
Mon Général, comment s’est passé votre départ pour le Golfe ?
– Les Irakiens avaient envahi le Koweït le 2 août. Le 20, j’appelle le chef d’état-major de la 6e DLB, le colonel Lesquer, pour lui demander si nous étions concernés, il me répond : « rien pour l’instant ». Le 2 septembre, je me rends à la fête du 2e REI à Nîmes (El Moungar, ces combats où les Spahis étaient déjà aux côtés du 2°REI…) ; le général Mouscardès, qui venait de prendre la 6e DLB, me demande de passer le voir après déjeuner. Il m’explique alors que la France envisage l’envoi d’une brigade blindée en Arabie saoudite, formée du 2e REI au complet, du 6e RCS, d’un régiment blindé léger sous mes ordres comprenant l’escadron de commandement, deux escadrons du 1er RS renforcé de deux escadrons du REC, et complété d’un escadron VAB antichar soit du RS, soit du REC. Il m’indique qu’il décidera ce dernier point après sa visite d’inspection au régiment. Il vient donc nous voir à Valence le 6, et constate que plusieurs escadrons sont en mission (Mayotte et Centre d’entraînement commando de Givet). En partant, il se dit très tenté par mon 4e escadron VAB-Hot (le capitaine Mandon s’est surpassé pour se montrer au mieux de sa forme !) qui est disponible, mais il y a le problème de la sécurité du Quartier Baquet pendant notre absence… il réserve sa décision sur ce point.
Ce n’est pas encore une décision de vous envoyer…
– Non, tout va s’accélérer après le saccage de l’ambassade de France à Koweït City, le 14 septembre matin, pendant que le régiment effectuait son cross de rentrée. En début d’après-midi, j’apprends que notre dépôt de munitions a reçu l’ordre de déstocker les munitions du régiment, et que l’EMAT prévoit de transformer pendant le week-end nos tourelles d’AMX 10-RC pour les adapter au nouvel obus-flèche.
Ce sont plus que des signes d’un départ imminent, et j’appelle à nouveau l’état-major de la division en leur expliquant que nous sommes vendredi qu’il est 16 h 30, et que normalement les Spahis partent en permission de week-end à 18 heures, sauf ceux qui sont d’astreinte au Quartier. Une demi-heure plus tard, le général Mouscardès me rappelle : « j’ai eu l’EMA, nous ne devons pas montrer de signe de montée en puissance, laissez partir vos hommes ».
A vingt heures, le général Mouscardès me rappelle alors que j’arrive chez moi et m’annonce : « soyez prêt à partir pour l’Arabie Saoudite, lundi à 14 heures, avec vos deux escadrons X10RC, l’ECS et votre escadron VAB-Hot et, surtout, ne me posez pas de problème de personnel ! Vous serez rejoint à Toulon par les deux escadrons du REC »… fermez le ban. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’ordre était concis : je n’en aurai pas d’autre de tout le week-end.
Les ordres étaient clairs, la situation acrobatique : un seul escadron était d’alerte. On rappelle tout le monde, beaucoup étaient dans le train… les portables n’existaient pas ! On ramène l’escadron qui était à Givet, ceux qui étaient à Châteauroux. Bref, en 48 heures on avait mis sur pied de guerre un régiment de 600 Spahis, belle performance collective et individuelle compte tenu des conditions !
Techniquement, c’était difficile ?
– A peine… Il a fallu, pendant le week-end, récupérer des équipements partout (des lunettes de tir à Arras, Provins, Altkirch, des râteliers d’obus à Tarbes, des citernes d’eau un peu partout ; les stocks de munitions à Saint-Priest), repeindre tous les engins en couleur sable, faire la préparation individuelle de chacun, compléter les paquetages et acheter des milliers de bouteilles d’eau (le stock des grandes surfaces de Valence) et pour certains se marier…
Dans la nuit de dimanche à lundi, vers 3 heures, je fais un tour du Quartier et je me souviens de ce Spahi seul au milieu du magasin du corps complètement vide me dire : « je rentre de Lyon, mon camion est repeint, je récupère ici ce qui reste pour mon paquetage, dans une heure je suis prêt mon colonel ». Nous étions fins prêts !
Puis, lundi matin, le général Mouscardès nous convoque pour nous dire que le départ est décalé en fin de semaine. Mais à 14 h 30 ce lundi, le dernier AMX 10-RC fraîchement repeint rejoint sa colonne, prêt à partir. Nous avions rempli cette première mission.
Deux jours plus tard, le médecin du régiment (le médecin capitaine N’Guyen) qui vient de faire son inspection sanitaire me signale que chaque Spahi a perdu en moyenne 5 kilos pendant ces deux jours de préparation intensive – le 1er Spahis était vraiment devenu un régiment de cavalerie légère blindée !
Le départ se fera donc sans problème…
– Nous sommes partis de Valence le samedi 21 septembre après-midi, avons embarqué sur deux ou trois bateaux à Toulon, et sommes arrivés au port saoudien de Yanbu le 30. Sur le bateau, nous avions été rejoints par Patrick Bourrat de TF1, qui avait suivi l’année d’avant les manœuvres du régiment avec la FAR.
Le débarquement est rude, et nous donne un avant-goût de ce qui nous attend dans le désert : une température d’été saoudien, on nous regroupe dans un immense hangar en tôle surchauffé, nous étions tous en nage, les conditions d’hygiène était minimum.
Sur place, le commissariat propose des douches de campagne à qui veut. Mon commissaire (le commissaire Chollet qui vient de nous quitter quelques jours après son adieu aux armes) n’hésite pas à alourdir ses trains de combat… il en a été bien remercié par la suite !
Deux jours plus tard, c’est le départ pour rejoindre nos positions : 2.500 km de route jusqu’à Hafar el-Batine. On roulait de 6 heures du matin à 2 heures du matin suivant, on dormait trois heures et on repartait (Je n’oublierai pas ce mouton vivant embarqué par nos Saoudiens qui a servi de dîner entre deux et trois heures du matin – bonne mise en ambiance). Mais nous n’avons eu aucun problème dans le déplacement, ni technique, ni humain… seules quelques angoisses dues à la conduite un peu sportive de nos conducteurs de porte-chars saoudiens !
Vos installations vous attendaient à l’arrivée ?
– Nous étions les premiers et rien n’était vraiment organisé. A Hafar el-Batine, je retrouve le colonel Lesquer au milieu du désert, en pleine tempête de sable, qui m’explique : « c’est ici que vous vous installez ». Nous étions au milieu de nulle part mais les Spahis se sont installés sans poser de questions, avec un professionnalisme total.
Avec Yves Derville (chef de corps du 2e REI et camarade de promo) nous effectuons de nuit notre première liaison vers le PC Div dans le désert, sans GPS évidemment. Trois heures à tourner en rond quand tout à coup j’entends un Spahi me dire : « mon colonel, on est là ». Ouf, nous ne sommes pas perdus !
C’était donc la première phase de l’opération…
– Entre le 1er octobre et le 15 janvier, nous avons vécu une phase défensive, la mission de la brigade étant de freiner un adversaire menaçant le territoire saoudien. Vers la mi-octobre, le ministre de la défense Jean-Pierre Chevènement a fait une première visite pour se faire présenter l’état de notre dispositif. La brigade française était bien déployée, mais un peu seule dans son secteur car tous les contingents alliés n’avaient pas encore rejoint. Un exposé lui est fait pour expliquer les implantations de nos unités. Le général Roquejeoffre commence la présentation puis, s’apercevant qu’il n’a pas ses lunettes pour lire ses notes, demande à Mouscardès de poursuivre. Celui-ci a été brillant, concret et réaliste, avec un message très simple : « s’ils attaquent, nous sommes à poil ».
Le ministre prend conscience de la situation et décide de renforcer notre dispositif. Les escadrons du 1er REC seront complétés et le régiment engagé en totalité, sous les ordres du colonel Ivanoff, son chef de corps ; mon escadron en mission à Mayotte sera ramené ici, en repassant par Valence, le capitaine Guiteras en prenant le commandement. Ensuite arriveront début janvier le 3e RIMa du colonel Thorette, le 4e Dragons du lieutenant-colonel Bourret et nos artilleurs du 11e RAMa.
Cette première période a-t-elle été difficile ?
– Dans cette période d’acclimatation, les soldats ont souffert de la chaleur, en septembre-octobre, ainsi que de l’alimentation : nous avions un fournisseur local qui n’était pas à la hauteur. Fin octobre quasiment tout le monde était malade… même votre serviteur qui un soir, mal en point au bord de sa guitoune, a vu le bon samaritain en la personne de l’adjudant Leclerc, un des chefs de peloton des escadrons du REC encore avec nous.
C’est pour ça que nous avons fait passer tout le monde à la ration individuelle. Mais pour être honnête, le soutien logistique s’est mis en place de façon assez souple, chaque chef de corps ayant une dotation en argent pour compléter ce qui manquait. Cela a beaucoup contribué au moral car nous étions en mesure d’améliorer le dispositif de semaine en semaine.
La perspective d’un affrontement était encore lointaine…
– En fait, pendant cette période on se préparait à un engagement de haute intensité avec utilisation par l’adversaire d’armes chimiques. C’était ce qu’on entendait partout. Pour autant, jamais le moral de mes hommes n’a flanché.
Pourtant il y a eu des interviews de soldats qui n’avaient plus le moral ?
– C’est l’affaire de certains conducteurs de camions installés à Yanbu. Comme les journalistes n’avaient pas accès aux unités sur le terrain, ils en étaient réduits à faire parler les quelques militaires français qu’ils rencontraient, et dans ce cas précis deux conducteurs de poids lourds qui faisaient du transport entre nos positions et le port de Yanbu, circulant sur 2.500 km de routes et d’autoroutes monotones. Forcément, ils n’avaient pas le moral au beau fixe, mais ils n’étaient pas vraiment représentatifs des soldats déployés sur le terrain.
Inversement, la réaction des autorités était excessive car on reprochait aux militaires français d’adresser la parole aux journalistes, alors que nous avions un vrai besoin d’être soutenus par l’opinion publique – et nous l’avons été comme on l’a vu avec l’opération des colis de Noël. Je dois dire que pendant cette période nous avons été en contact avec de grands journalistes professionnels : je pense à Jean-Pierre Ferey, ancien auditeur de l’IHEDN, qui nous a suivis de Toulon à la frontière Irakienne, à vous Pierre Bayle, ancien chef de peloton du 1er Spahis à Spire, à Bernard Sidler, ce jeune photographe courageux en première ligne pendant l’attaque, à Michel Droit qui lors d’un voyage de presse me dit : « comment faites-vous pour vous occuper en même temps d’autant de journalistes aussi différents ! » et qui au retour est venu nous voir à Valence.
Noël, justement, il y a eu l’affaire du récital annulé d’Eddy Mitchell ?
– Un simple pataquès. Les autorités locales avaient été mécontentes de la publicité faite à l’avance sur ce spectacle qui n’était jamais qu’un tour de chant pour des soldats en plein désert. Il l’a très bien pris et est venu quand même, car sa femme était fille de Spahis… et donc un peu de la famille ! La division nous l’envoie et, finalement, il improvise un bref tour de chant pour ne pas décevoir la centaine de Spahis qui étaient accourus en apprenant sa visite. Il a chanté moins de trois quarts d’heure, puis il est parti, ça n’a posé aucun problème et les Spahis étaient très fiers et heureux d’avoir eu cette visite.
Et l’histoire du saucisson ?
– Encore une bêtise montée en épingle (un comble s’agissant d’une saucisse !). Le journaliste de TF1 Jean-Luc Mano était venu entre fin novembre et début décembre, il avait été « immergé » dans le régiment pour raconter la vie de tous les jours. Il a tout filmé, y compris ce saucisson sorti d’un paquet cadeau envoyé par les familles et les soutiens de la population française. Rien à voir avec le ravitaillement des troupes. Il en a fait son scoop du 20 heures L’affaire a « ému » jusqu’à l’Elysée…
Evidemment, c’était sans doute une gaffe dans un tel contexte. Le général Mouscardès, et moi par la même occasion, on s’est fait « remonter les bretelles ». J’ai bien essayé de faire croire que c’était du saucisson de cheval… argument peu glorieux pour un régiment de cavalerie – mais c’était ce qu’il y avait de plus ressemblant sur le marché local !
Le seul effet de ce reportage a été de rendre plus compliqué l’envoi de colis aux soldats, ils n’étaient pas ravis. Quant au journaliste, sûr de son bon droit, il a menacé de raconter que nous distillions de l’alcool… Heureusement il n’a jamais su que la pharmacie centrale aux armées avait réalisé quelques boites d’ampoules contenant du Whisky… le bon gaulois n’est jamais à court d’idées !
Cette publicité intempestive vous gênait ?
– Pas vraiment, nous étions trop occupés à l’entraînement opérationnel. Pratiquement tous les jours, nous avions des exercices au niveau régimentaire qu’on ne faisait jamais en France, c’était exceptionnel de pouvoir travailler dans ces conditions, en unité constituée. Souvent, la nuit, nous étions en alerte, appelés à déplacer tout le régiment dans l’obscurité – et nous n’avons jamais eu un seul accident !
Pour nous déplacer, au début nous avions les boussoles de marine ; nous n’avions aucun GPS. C’est ensuite que nous nous sommes équipés. En revanche, nous avons peu tiré, à peine deux ou trois occasions pendant notre séjour à KKMC, en particulier pour tester les nouveaux obus flèche au tungstène. Mais nous étions opérationnels dès le départ, puisque nous étions partis de Valence avec les obus en tourelle. On était capables d’engager les régiments sans autre formalité…
Vous avez également développé un entraînement en trois dimensions ?
– la dimension interarmées a été importante. Au sein même de l’armée de Terre nous avons beaucoup travaillé avec les hélicos de l’ALAT. Mais nous avions aussi des équipes d’appui au sol pour diriger les Tank-Killers A10 américains. Indispensable à la fois pour des tirs efficaces et pour éviter les tirs amis.
Et vos rapports avec les Américains ?
– Ils n’ont réellement commencé que lorsque nous nous sommes déployés face à la frontière irakienne. Nous avions une compagnie de missiles antichar Tow à droite de notre escadron de VAB-Hot, et nous sommes restés côte à côte pendant plus d’un mois, du 15 janvier au 23 février. Les Américains tiraient beaucoup plus que nous ; toutes les nuits ils tiraient des Tow mais on n’a jamais compris sur quoi : il n’y avait pas de cibles visibles dans nos optiques…
Quand est-ce qu’ont commencé les choses vraiment sérieuses ?
– En fin d’année nous avons terminé notre montée en puissance. La relève prévue par la 9e DIMa a été transformée en renforcement. La brigade est devenue une véritable division en janvier, la perspective d’un affrontement armé se faisait chaque jour plus précise. Le 17 janvier, avec la déclaration de guerre à l’Irak et le déclenchement de l’offensive aérienne, nous avons quitté nos emplacements pour nous rapprocher de la frontière, avec un petit pincement au cœur : nous avions fini par nous installer dans nos positions d’attente !
Mais le déménagement du 1er Spahis s’est déroulé dans un calme extraordinaire, avec ordre, on a tout emballé, sans rien jeter. Evidemment, sur notre zone d’attente, il n’y avait plus d’abris creusés dans le sable. Et la protection était évidemment mieux garantie à l’intérieur des blindés, notamment parce que la mise en surpression de la cabine est une garantie supplémentaire contre le risque chimique. Pendant une alerte Scud, des soldats américains ont tambouriné à la porte d’un VAB, ils voulaient entrer : leur véhicule Hummer n’avait aucune protection NBC, et ils n’étaient pas encore autorisés à ouvrir et enfiler leur combinaison de protection chimique.
Au cours de cette période a eu lieu le bombardement par les Américains d’un dépôt chimique irakien. Peu après nos détecteurs se sont mis en alerte… chacun a pris les mesures de sécurité comme à la parade et tout compte fait rassuré de constater qu’on était équipé de matériels de détection aussi performants !
Mon dernier souvenir avant l’engagement, c’est notre aumônier, le père Kalka, qui est venu me demander s’il pouvait dire une messe avant le franchissement. Je lui ai donné mon accord en lui précisant que seuls ceux qui étaient disponibles pourraient venir. Ce qui s’est passé. C’était sobre et très émouvant. Ensuite est arrivé l’ordre d’engagement, avec le paragraphe concernant les aumôniers : ils devaient rejoindre les hôpitaux de l’arrière.
Le père Kalka qui était à côté de moi me dit : « Mon Colonel, nous n’avons rien entendu, n’est-ce pas ? » Je l’ai rassuré, il est parti au front avec nous. C’était sa place, au milieu des hommes qui pouvaient souffrir ou mourir. Du reste, lorsqu’un major américain a été tué le dernier jour, c’est lui qui s’en est occupé. Je me souviens de son compte rendu : « mon colonel je m’en suis très bien occupé, il est protestant mais je lui ai organisé une veillée très orthodoxe avec plein de bougies… ». On n’en attendait pas moins d’un aumônier catholique polonais !
Dans l’élaboration de la manœuvre, y avait-il des difficultés prévisibles ?
– Oui, le premier était le fait d’entrer en territoire irakien par un passage unique à travers la falaise. Lorsque le premier ministre Michel Rocard est venu rendre visite aux troupes françaises, il s’est entretenu avec les généraux Roquejeoffre et Janvier. J’étais alors avec Yves Derville, le patron du 2e REI, et le général Guignon, sous-chef opérations à l’EMA, nous prend à part pour nous demander ce que nous pensions du plan d’engagement.
Je lui ai signalé cette difficulté du goulot d’étranglement, ajoutant que je n’avais pas tous les éléments d’appréciation mais que, s’il y avait d’autres passages parallèles, on aurait pu éviter de s’entasser dans le même passage obligé. Le Général Guignon s’est dit d’accord et a demandé qu’on réétudie le dispositif initial pour essayer d’éviter le risque d’un gigantesque embouteillage. Ce petit aparté nous montrait que lorsque les affaires sérieuses sont là les décisions demandent confiance et concertation. J’en ferai à nouveau l’expérience le lendemain au cours d’une réunion préparatoire avec mes capitaines commandants.
Du coup vous avez pu progresser plus facilement ?
– Nous avons commencé à faire mouvement au pied de la falaise le 23 au soir, pour profiter de la tombée de la nuit. L’ensemble du régiment était passé et déployé de l’autre côté, en territoire irakien, à 5 heures du matin. En réalité, nous avions perdu beaucoup de temps à traverser cette falaise car il avait fallu laisser passer un régiment entier d’artillerie…
Ensuite, l’attaque ?
– L’engagement en territoire irakien a été très rapide. Dès le début, l’ECS tombe sur un véhicule léger irakien touché par l’ALAT. Mes Spahis ont appliqué les consignes : ils ont pris le temps d’enterrer sur place le conducteur irakien après avoir bien noté les coordonnées de la tombe conformément aux consignes reçues.
Dans la matinée, pendant notre déploiement rapide, nous avons eu le signalement d’un bataillon irakien sur notre flanc nord. C’était une fausse alerte, comme nous en aurons plusieurs. Sans doute une erreur de détection électronique. Notre premier objectif était la position « Valence ». Avant de l’aborder nous nous arrêtons pour permettre une préparation d’artillerie. Puis tout s’est déroulé très vite.
La première nuit, vers minuit, par une nuit très noire, alors que nous progressions sur un terrain très difficile, les CRAPS nous rejoignent. Leur chef, le colonel Rosier, commandant le 1er RPIMa, vient me voir : ses équipes me sont données en renfort pour faciliter le déboucher du régiment à l’aube.
Après avoir organisé un dispositif avec lui je lui signale un point suspect détecté sur une photo aérienne, d’une couleur différente du terrain. Les CRAPS y sont allés et sont tombés sur une cache, un dépôt enterré : il y a avait deux ou trois chars, des centaines de kalachnikovs et des munitions en quantité. Le capitaine Rosain, officier renseignement du régiment, qui avait analysé la photo était un expert : c’était un ancien du 13e RDP.
Le 25 la progression est aussi rapide ?
– Avant l’aube nous reprenons la progression vers l’objectif suivant, « Paris ». Le GPS du 1er escadron tombe en panne, angoisse. On fait passer devant un autre escadron, qui ouvre la marche. Nous sommes finalement déployés devant Paris avant l’aube. A nouveau une préparation d’artillerie avant l’attaque, nous tirons quelques missiles Hot en avant des lignes irakiennes, puis nous abordons ces lignes de défense irakiennes. Des soldats sortent des tranchées, sans armes, les bras en l’air. Plus d’une centaine se rendent à nous. Ils ne sont pas encadrés, n’ont plus d’officiers, n’avaient même pas pris de dispositions de combat, les armes sont encore sur les râteliers, au fond des abris. Pendant que nous sécurisons la zone, des A-10 américains bombardent au nord de nos positions.
Et la prise de Salman ?
– En fin d’après-midi nous devions encadrer la ville d’al-Salman, « Clèves », par un double mouvement : le groupement Ouest (1er RS, 2e REC, 2e REI) aux ordres du colonel Lesquer, le groupement Est (3e RIMa, RICM, 4e Dragons) commandé directement par le général Janvier. De leur PC, les deux patrons poussaient chacun leur colonne, ce que je vérifie en écoutant les deux fréquences. J’appelle le colonel Lesquer et lui dis : «Nous sommes en pleine tempête de sable, on n’y voit rien et si on continue comme ça, on va se rentrer dedans… » Il me rappelle un quart d’heure plus tard : « vous avez des ordres, exécutez-les ! »
Une demi-heure plus tard à peine, le chef du 1er escadron, le capitaine Guiteras, m’appelle pour me dire qu’un peloton a fait un compte-rendu : un tireur de char 10-RC a dans sa lunette thermique la signature d’un blindé irakien. Il précise que cette signature est celle d’un véhicule allemand spécialisé dans la lutte NBC dont les Irakiens sont équipés. Je lui confirme l’autorisation de tir.
Mais au moment de tirer, le tireur, ne se fiant pas à sa première identification thermique, vérifie et crie : « je ne tire pas, la signature pourrait aussi être celle d’un 10RC » On n’est pas passé loin d’un incident grave, c’était effectivement un engin appartenant au 3e RIMa du colonel Thorette !
Vous avez participé au nettoyage de la ville ?
– un seul escadron du 1er RS est resté sur place, les autres se sont déployés en flanc-garde au nord de la ville. Il fallait sécuriser aussi les abords.
Il y avait beaucoup de mines ?
– Il y avait partout des mines, des cluster-bombs américains ou des munitions non explosées. Les consignes étaient claires : les hommes avaient interdiction absolue de se promener n’importe où (mon fidèle conducteur alsacien, le brigadier-chef Hornecker, a failli poser le pied sur une de ces munitions explosives). Le danger a continué bien après le cessez-le-feu, y compris avec des blessés au 2e RIMa venu assurer la protection des camps de prisonniers.
Et vous souvenez de la fin des opérations ?
– Le 28 au petit matin, je disais au capitaine de La Rüe du Can : « il faudrait que nous arrêtions, la mission est remplie… et nous sommes face à des soldats qui ne veulent plus se battre. » Deux heures plus tard arrivait l’ordre de cesser le feu. L’affaire va se terminer rapidement pour nous, puisque nous étions les premiers partis en Arabie saoudite.
Vers le 5 mars, une semaine plus tard, le général Janvier m’appelle : « On commence à démonter, êtes-vous prêts à embarquer dans cinq jours à Yanbu ? » Je n’hésite pas une seconde, en pensant à l’impatience de mes hommes depuis sept mois loin de chez eux : « si c’est un ordre, on y sera ! » Dès le lendemain, nous avons repris la route.
Le retour a été extraordinaire : premiers rentrés en France, nous avons été accueillis comme des sauveurs. Nous avons eu droit aux bateaux pompe à Toulon, à la liesse populaire à Toulon et à Valence, c’était très émouvant…
Votre bilan de commandant de régiment ?
– D’abord sur le plan humain, nous avons vécu une expérience unique. Nous avons amené des gamins de 20 à 24 ans qui se sont préparés de façon remarquable, avec un grand professionnalisme. Le 1er Spahis était professionnalisé depuis quatre ans à peine. Pendant ces sept mois je ne les ai jamais entendus exprimer leur angoisse, jusqu’au bout ils furent dévoués et fiers de leur mission.
Pour moi personnellement, c’était une grande fierté de commander un aussi beau régiment : J’avais une totale confiance en tous mes Spahis et je pense qu’ils m’avaient accordé la leur ; pas un acte d’indiscipline en six mois d’opérations, pas un mot de mécontentement ou de réprobation !
Surtout, le soutien de la base arrière, de nos familles et des Valentinois, a été extraordinaire. Il ne restait que deux officiers, dix sous-officiers et quelques dizaines de jeunes Spahis au Quartier Baquet, et plus de 300 familles, mais la ville est restée mobilisée autour de son régiment, alors que l’arrivée du 1er Spahis quatre ans plus tôt, venant de Spire en Allemagne, n’avait pas suscité l’enthousiasme de la population locale. Et Valence reste encore soudée aujourd’hui autour de son régiment, vingt ans après le Golfe.
Enfin sur le plan militaire, nous avons fait la preuve qu’un régiment blindé léger équipé d’AMX 10-RC et de VAB-Hot avait toute sa place, et qu’il était d’une fiabilité remarquable : pendant les quatre jours de l’offensive, à l’exception des pneus qui ont souffert, le taux d’indisponibilité a été négligeable. La contribution d’un tel régiment a été essentielle pour une manœuvre tout entière fondée sur la mobilité, qui a réussi au-delà des espérances.