« Une colonne de la Légion étrangère s’avance dans le bled en Syrie, la tête de la colonne est formée par le 1er Etranger d’cavalerie », rappelle le chant de tradition du régiment. C’était dans les années 1925-26. Soixante-cinq ans plus tard, en février 1991, le 1er REC était encore en tête de colonne, dans le désert saoudien, parmi les éléments de pointe de la division Daguet, elle-même initiatrice du grand mouvement enveloppant de la coalition alliée contre les armées de Saddam Hussein occupant le Koweït. Le Général Hubert Ivanoff, acteur et témoin de ce moment historique, accepte à son tour de partager ses souvenirs.
Propos recueillis par Pierre BAYLE
Comment êtes-vous partis dans le Golfe ?
– En fait, j’ai commencé par ne pas partir… Le 4 août, lorsque Saddam a envahi le Koweït, j’étais au centre de repos du régiment, à Giens avec un escadron. J’ai dit au capitaine : « ça c’est pour nous, on est équipés pour ! ». Trois semaines plus tard, le général commandant la 6e Division légère blindée convoque ses chefs de corps et nous fait confidentiellement un tableau de la situation et des premières décisions. Nous n’étions pas de la partie, on avait choisi d’envoyer le 2e REI et le 1er Spahis, les autres unités devant les compléter en renforcements.
Ce n’était pas franchement une bonne nouvelle pour le REC. Le 1er et le 3e vont donc être envoyés pour renforcer le 1er Spahis et je dois prélever des officiers de l’état-major pour renforcer les états-majors du Spahis et de la Division. Comme le 2e escadron (Capitaine Yakovleff) était en compagnie tournante en Guyane, il me restait le 4e et l’escadron de commandement et des services (ECS du Capitaine Hensinger). Mais comme dix jours plus tard on m’a demandé d’envoyer le 4e escadron du capitaine Faure, équipé de VAB Hot Méphisto, à son tour en renforcement, je me suis senti bien seul en restant à Orange avec juste une grosse partie de l’ECS et un état-major ponctionné. La situation était littéralement insupportable.
Vous vous sentiez laissé de côté ?
– C’est ce que je ressentais. Par mauvaise humeur, j’ai proposé l’inscription des officiers encore présents au club de golf d’Orange, pour qu’ils soient moins frustrés, et j’ai demandé à voir le major général de l’armée de Terre, le général Dupont de Dinechin, que je connaissais bien et qui m’honorait de son amitié. Il m’a reçu à Paris et je lui ai déversé ma hargne, ma hire et ma tristesse : je ne commandais plus rien !
Le général n’a pas été explicite mais s’est contenté de me dire : « je vous comprends mais rassurez-vous, vous allez voir que la situation va bientôt s’arranger ». Et peu après j’ai reçu l’ordre de récupérer mon escadron stationné en Guyane et de me préparer à rejoindre mes hommes en Arabie saoudite avec le reste du régiment. Nous étions alors mi- octobre.
Et finalement, vous allez rassembler le régiment sur le champ de bataille ?
– Pendant que le reliquat du régiment se regroupait à Orange et se préparait au départ, je suis parti tout seul fin octobre avec général Janvier, adjoint logistique du CEMA envoyé en mission d’inspection logistique auprès de la division Daguet et qui m’a emmené jusqu’à la cité militaire du roi Khaled (KKMC). C’est là que, le 3 novembre, je suis reçu par le général Mouscardès (au-dessus à droite). Je me souviens de la date car c’était à la fois la Saint Hubert et le jour où des éléments du 13e RDP avaient eu quelques ennuis, suscitant la mauvaise humeur du Général Mouscardès.
J’ai donc repris le commandement du régiment, le 2e escadron et l’ECS sont arrivés en bateau à Yanbu puis par la route, aux ordres du lieutenant-colonel Duronsoy, fidèle commandant en second, et le 11 novembre le 1er REC était au complet dans le désert saoudien.
Une installation sans problème…
– Notre zone divisionnaire, près de KKMC, était au milieu de nulle part. Nous étions à une soixantaine de km au nord du camp et, pour respecter les contraintes de sécurité liées au danger de bombardements chimiques, chaque régiment avait sa propre zone de desserrement, dans laquelle chaque escadron avait sa propre zone. Le désert monotone n’était pas fait de dunes et de sable fin, mais d’un sol plat, dur et pierreux. Il n’y avait pas de puits, contrairement au désert tchadien, donc pas de points de repère. Jusqu’à l’arrivée des GPS, la navigation était extrêmement difficile dans ce désert sans repères.
Comment avez-vous été accepté par ceux qui avaient déjà deux mois de désert ?
– L’intégration avec les autres unités s’est faite sans aucun problème : le 1er Spahis qui me rendait mes deux escadrons avait de son côté récupéré celui qui lui manquait. Entre chefs de corps de la 6e DLB nous nous connaissions tous : Derville était un vieux copain de Légion, Dampierre aussi, qui commandait le RCS, était un vieux copain, Barro était un ami. Et nous étions tous passés par le bizutage auquel le général Mouscardès soumettait les nouveaux arrivants dans les quinze jours : une belle engueulade…
Le dispositif « amical » a été complété ensuite, avec l’arrivée des renforts de fin d’année et notamment : Jacques Manet et le 6e REG, Michel Bourret (ancien camarade du 1er REC) avec le 4e Dragons, et bien sur, Bernard Thorette, chef de Corps du 3e Rima (dont je suis 1ère classe), vieil ami et camarade de promo de St Cyr.
Vous avez donc bien connu les deux patrons successifs de la division ?
– Le Général Mouscardès était un chef formidable. J’ai été très triste de la malchance qui lui est arrivée avec cet accident de santé, il ne méritait pas de devoir abandonner ses troupes avant l’engagement pour rapatriement sanitaire. Surtout, l’affaire n’aurait pas été aussi rondement menée ensuite si nous n’avions pas eu cette préparation opérationnelle à laquelle il avait consacré, avait donné toute son énergie.
Quant au Général Janvier, il était très différent mais également un fameux chef. J’avais été deux fois sous ses ordres, une fois au Tchad, une fois à l’état-major de l’armée de Terre au Bureau Effectifs Personnel. (BEP). Au-delà du fait que je le connaissais bien, c’était à le choix le plus évident pour prendre au pied levé la succession de Mouscardès : ayant assuré depuis l’EMA le soutien logistique de l’opération Daguet, il connaissait parfaitement l’opération et le terrain et pouvait mieux qu’un autre relever le défi de cette reprise de commandement dans des conditions difficiles. Car il prenait le commandement d’une division très soudée, très attachée à Mouscardès et cela très peu de temps avant l’engagement. Mais il a réussi car il a su s’imposer en souplesse et avec beaucoup d’humanité.
Votre cohésion et votre préparation intensive compensaient votre isolement ?
– Nous nous sentions prêts mais étions soumis à une forte pression psychologique, notamment des médias qui prédisaient l’apocalypse et qui étaient maintenus à distance de nos unités. Un jour, nous avons reçu un voyage de presse, trois hélicoptères Puma pleins de journalistes. Mais nous n’avions bien entendu le droit de rien révéler ni sur les opérations, ni sur les hommes. Connaissant les besoins des journalistes, j’avais monté un exercice tactique pour mettre en scène les matériels et les équipes. A l’issue de l’exercice, les cadres du régiment viennent prendre un café avec les journalistes. L’envoyé spécial de l’Humanité, à la recherche d’informations plus précises, demande au capitaine Yakovleff : « mon capitaine, êtes-vous inquiet de la situation ? ». Le capitaine répond, l’air grave : « oui, je suis très inquiet ». Satisfaction du journaliste, qui pense avoir trouvé le point sensible et le relance : « mais pourquoi êtes-vous inquiet ? ». Et Yakovleff, cette fois souriant, lui lance : « je suis très inquiet… pour les Irakiens ! »
Vous ne perdiez pas le sens de l’humour ?
– Non, nous plaisantions même souvent entre nous, c’était bon pour le moral. J’ai le souvenir d’une plaisanterie particulièrement bien montée, avec la complicité de tous. Nous arrivions à Noël, c’était mon onzième Noel passée hors de ma famille ou, pour le dire autrement, c’était le onzième Noël passé avec ma famille militaire, la Légion Etrangère. Des Noëls, d’autres vous le confirmeront, riches en fraternité humaine et en camaraderie profonde, surtout lorsque, précisément, le risque lié aux opérations existe et que la préparation de la fête est confinée au strict contexte de l’environnement.
Le capitaine Henri Dumont Saint-Priest, commandant le 1er escadron du 1er REC, était un officier calme, plein d’humour, apprécié de ses légionnaires et excellent camarade. L’un de ses sous-officiers, un maréchal des logis chef d’origine syrienne, parlait parfaitement l’arabe et se montrait un auxiliaire précieux dans les contacts avec les bédouins croisés dans le désert. A l’approche de Noel, il apprend qu’un de ses camarades, le capitaine Z, commandant une compagnie au 2e REI, notre régiment « frère », souhaitait acquérir un chameau, pour réaliser une crèche vivante ou, peut-être, pour s’initier à un moyen de locomotion mieux adapté au fantassin qu’au cavalier.
Dumont Saint-Priest monte alors une embuscade. Il fournit au margis-chef une abaya de bédouin « de grande tente ». Un autre légionnaire d’origine arabe est désigné comme interprète et le capitaine Z, du 2e REI, est invité à partager un dîner local à la popote du 1er escadron avec le cheikh… Le dîner est très chaleureux et le capitaine Z finit par demander au cheikh s’il accepterait de lui vendre un chameau. L’affaire est conclue et rendez-vous pris juste avant Noël au puits central situé au centre du dispositif de la division.
Le jour venu, le capitaine Z se présente au point de rendez-vous et trouve… le margis-chef en tenue de légionnaire, qui lui offre… un chameau en santon de Noel ! Tous les cadres de l’escadron, cachés aux alentours du puits, se précipitent en riant et en applaudissant, brandissant les bières sans alcool fournies localement (on en trouve en France, mais je ne les conseille à personne).
Le capitaine Z était bien dépité mais, beau joueur, a invité tout ce petit monde à sa popote.
Depuis, quand je rencontre le colonel Z, bientôt général, je ne manque pas de lui rappeler cet épisode et, avec son bon sourire, il me répond immanquablement : « c’était Noël ! »
Arrive alors l’offensive aérienne…
– Oui, le 17 janvier, qui est aussi le jour où tout notre dispositif bascule à l’ouest. Ce déploiement a été extraordinaire. Pensez qu’on a fait déplacer une division de 15.000 hommes de nuit, rapidement, sans casse et avec des consignes strictes de sécurité et de silence radio : une performance remarquable.
Et vous êtes arrivés sans encombre sur la nouvelle zone ?
– Il a fallu deux jours à mon régiment pour rejoindre Olive. Je n’ai appris qu’après coup qu’un de mes camions, un Marmont, s’était renversé dans l’obscurité. L’équipage avait débarqué, avait remis le camion sur ses roues et était reparti sans rien dire, trahi seulement par une tôle toute cabossée. Ensuite, nous sommes restés cinq semaines dans cette nouvelle zone, en modifiant au fur et à mesure nos positions. En alerte et dans la discrétion, avec aucun accident à signaler, si ce n’est un jour une explosion au milieu d’un escadron. On se précipite, pensant que les Irakiens attaquaient, mais c’était un missile qui était parti tout seul du régiment d’hélicoptères de combat stationné juste à côté. Grâce à notre desserrement de sécurité, il n’y a pas eu de dégâts. Mais le chef de corps du RHC est venu me voir avec beaucoup d’élégance…
Puis c’est l’assaut en Irak ?
– Oui, en réalité vous savez, puisqu’on vous l’a raconté, que plusieurs unités ont eu mission d’anticiper le mouvement pour sécuriser le franchissement de l’escarpement qui marquait la frontière irakienne. C’est ainsi que Derville et le 2e REI nous avaient précédés sur ce mouvement de terrain, et je les ai rejoints avec le REC le 23 au soir sur la « falaise ». Il y a une photo où l’on nous voit tous les deux, chacun sur son véhicule, échanger quelque chose comme un ordre de mission ou un document secret. Le secret, en réalité, c’est entre lui et moi : nous aimons tous les deux les cachous Lajaunie et j’étais simplement en train de lui donner une petite boîte jaune de cachous !
Le 23 au soir, avant le « G Day » (pour Ground Offensive), nous prenons donc position sur la frontière irakienne. J’ai deux escadrons en tête, je les suis avec le PC, les deux autres escadrons nous soutiennent. En tête, le capitaine Yakovleff signale : « je vois plein de gars derrière les blockhaus ! » Je lui demande de préciser le contact et j’ajoute : « faites ce que vous devez faire et neutralisez-les », ce qu’il fait. C’est ainsi qu’avant même le jour J et l’heure H, on a accroché l’adversaire. Yakovleff a « pétaradé » un certain nombre de blockhaus, faisant les premiers prisonniers et détruisant les premiers matériels ennemis. Nous avions évidemment dévoilé notre dispositif et le débouché du lendemain ne serait plus une surprise. Au moins aurions-nous pu démarrer sans mauvaise surprise pour nous… Une fois installés sur la crête, j’ai fait photographier notre étendard, avec le major Petrali, que j’avais eu sous mes ordres comme adjudant quand j’étais commandant d’escadron vingt ans plus tôt, et auquel j’avais confié l’étendard du régiment pour la guerre du Golfe.
Et vous n’aviez pas peur de rencontrer plus grosse pointure que vos AMX10-RC ?
– Une fois qu’on est partis on ne pense plus à tout ça. Avant l’action il peut y avoir de l’appréhension, mais dans l’action, il n’y a plus de place pour l’appréhension. Donc le 24 au matin, c’est le débouché. Deux escadrons en tête, deux escadrons en soutien, le PC tactique en arrière et au milieu des deux escadrons de tête.
Le premier accrochage a lieu en milieu de matinée. Au-delà d’un petit thalweg, on distingue des reflets sur la droite : une présence. Je fige les deux escadrons de soutien, j’envoie un des deux escadrons de tête en mettant l’autre en soutien. Puis je demande un tir de l’artillerie US. Dans un tel cas, on donne toujours sa position et la position de l’objectif à traiter. Peut-être dans la procédure US est-ce l’inverse, toujours est-il que les premiers obus tombent pratiquement sur nos positions. Je hurle à la radio « halte au feu ! » et je demande qu’on fasse intervenir l’artillerie de Novacq (11e Rama). Au moins on pourra se comprendre…
Il tire à son tour sur la crête désignée mais quand nous arriverons après le tir, nous ne trouverons que quelques douilles : les Irakiens ont tiré eux aussi mais sont partis sans nous attendre.
Donc vous n’aurez pas d’accrochage réel au cours de cette première journée ?
– Non, on s’arrêtera avec la nuit pour bivouaquer avant de repartir vers As-Salman, mais on n’a pas trop accroché dans notre secteur. On a véritablement commencé à tirer aux approches de l’aérodrome d’As-Salman, où on fait sauter les défenses au « Miclic » (voir interview du général Manet sur ces explosifs en bande de plusieurs dizaines de mètres de long, lancés par un petit canon). Pour assurer le commandement, nous avions accolé avec Derville nos deux VAB PC et nous commandions à l’ensemble REI-REC, réparti en sous-groupements mixtes, un escadron avec une compagnie : ça a très bien marché.
Donc c’étaient des AMX10-RC renforcés de fantassins en VAB ?
– J’avais aussi un escadron antichar avec moi, j’ai pu faire tirer au missile sur des pièces anti-aériennes et des pièces d’artillerie sur la zone de l’aérodrome, avec un très bon bilan grâce à la précision des missiles Hot. Donc on prend l’aéroport, les blindés avancent et les fantassins fouillent les abris…
Vous saviez qu’il y avait des cluster bombs ?
– Le génie nous avait mis en garde et nous avons pris soin d’éviter de toucher tout ce qui était sur le sol. Mais je confirme qu’il n’y avait aucune cartographie des zones bombardées – d’autant que ce genre de munition à effet de dispersion couvre évidemment une zone assez large.
Y avait-il beaucoup de militaires irakiens ?
– On en a recueilli un certain nombre qui se sont rendus à As-Salman. D’autres attendaient qu’on vienne les capturer. Au-delà de l’aérodrome, des Légionnaires dont l’adjudant Geffriau du 4e escadron s’étaient éloignés de leurs véhicules pour aller fumer et sont tombés par hasard sur un char, un T-62, dont l’équipage attendait de pouvoir se rendre…
Et comment s’est terminée l’opération ?
– Après le cessez-le-feu, le régiment était au nord-ouest d’As-Salman, prêt à continuer sur Babylone. Une zone très déserte, avec beaucoup de mitraille et de ferraille. Pierre Babey, grand reporter de France 3, vient nous rendre visite sur notre zone de déploiement et, pendant qu’il me fait parler, il s’interrompt et dit : « ce truc, là, à nos pieds, c’est quoi ? ». C’était une cluster bomb, la zone en était pleine, personne ne nous l’avait signalé. On a aussitôt redéployé l’unité sur un autre endroit.
Le sentiment d’être au bout de nulle part…
– Complètement. Mais avec parfois des gestes de solidarité très forts pour nous relier au monde des vivants : un jour je vois débarquer Stéphane Abrial, alors Lieutenant-colonel commandant la 5e escadre de chasse d’Orange, donc nos voisins de garnison. Je lui demande quel bon vent l’amène, il me répond : « j’ai pris un avion à Al-Ahsa, un autre à KKMC, puis je suis arrivé à Rafah, j’ai pris un hélico jusqu’à As-Salman, puis une jeep, pour voir si tu avais besoin de quelque chose ». Rien d’autre. Je n’avais besoin de rien, sa visite était déjà un cadeau…
Mais vous aviez encore une mission opérationnelle ?
– Oui, en garde face au nord-ouest, nous devions interdire à l’armée irakienne de s’aventurer dans cette zone qui allait d’As-Salman jusqu’à mi-chemin de l’Euphrate. Ce n’était pas la partie la plus agréable de notre présence, mais on a vu passer beaucoup de monde, notamment des réfugiés qui fuyaient les combats au nord. Et nous avons eu l’occasion aussi de participer au petit détachement de la division qui a été plonger ses fanions dans les eaux de l’Euphrate : j’avais désigné celui du 4e escadron, celui qui portait les traditions du djebel druze.
Et vous n’avez pas eu d’accrochage dans cette zone au nord d’As-Salman ?
– Un petit incident, juste avant le cessez-le-feu : nous étions en garde face au nord-ouest, et au cœur de la nuit un escadron me rend compte : « une colonne de véhicules vient vers nous, on voit des lucioles ». Je rends compte à la division, on me répond : « non, pas d’amis dans le secteur ». Donc ce sont des ennemis, j’installe le 2e et le 3e escadron face à cette direction dangereuse. Mais je ne suis pas tranquille, car l’ordre d’ouvrir le feu est un acte majeur. Je demande confirmation au PC, qui me redit : « pas d’amis dans le secteur ». J’appelle alors en direct les autres chefs de corps pour vérifier, en leur disant que la colonne détectée était sous quinze minutes à portée de mes canons. Même démenti. Je donne les ordres préparatoires au tir et, miracle, les lucioles font demi-tour alors qu’elles arrivaient à moins de 3.000 mètres de mes engins. On ne saura jamais ce qui s’est passé, mais je respire : au moins, on aura évité un tir fratricide si c’étaient nos propres éléments ou des alliés. Car on ne se remet pas d’un tir fratricide.
Et les flux de réfugiés, ils descendaient dans le même sens ?
– Pendant les trois semaines qui ont suivi le cessez-le-feu, on a vu passer des convois de réfugiés en bus et en camions, on les a laissés passer. Ils se dirigeaient sans doute vers le Koweït, en bifurquant à l’est au carrefour d’As-Salman. C’était un flux impressionnant.
Ensuite, vous avez fini par plier bagage vous aussi ?
– Oui ce n’était pas simple. Comme toujours à la fin d’une campagne, on fait les inventaires avant de partir, il nous manquait tout simplement une citerne de décontamination. Je consulte le commissaire, qui me répond gravement : « c’est ennuyeux, mais il y a la solution de l’enclume… » C’est un modèle qu’on trouve dans les manuels du début du 20e siècle, à partir d’un cas réel, la disparition d’une enclume. Le compte-rendu avait été ainsi rédigé : « j’ai l’honneur de vous rendre compte qu’un fort coup de vent a emporté l’enclume et que tous les efforts pour la retrouver ont été vains ». On va mentionner le coup de vent, conclut le commissaire.
Malheureusement, un Légionnaire arrive en annonçant qu’on a retrouvé la citerne et ses tuyaux dans une unité voisine. Et nous n’avons pas pu passer à la postérité pour le remake de l’enclume…
Et vous avez repris le bateau comme les autres régiments ?
– Pas tout-à-fait comme les autres… Notre bateau, le paquebot Chartres, avait un stabilisateur en réparation. Tant que nous avons navigué en Mer rouge et dans le canal de Suez, ça allait encore. Mais avec la houle de Méditerranée, c’était l’horreur, avec un tangage permanent ! Nous avons eu aussi un petit incident à l’entrée du canal de Suez où nous attendions l’aube pour le parcourir ; dans la nuit on entend un plouf, suivi d’un second. C’était un Légionnaire du 3e escadron qui sautait à l’eau, et son capitaine Winkler a plongé pour le rattraper, ce qu’il a fait. C’était une tradition chez les Légionnaires qui partaient en Indochine, de sauter au passage du canal, pour déserter, mais là il s’était trompé de sens…
Le retour en France c’était un retour en fanfare ?
– Oh, nous n’étions pas les premiers, l’enthousiasme était un peu retombé. Mais l’accueil d’Orange a été fantastique. Nous avons senti la solidarité de notre ville de garnison, comme nous avions senti celle de la base arrière, les épouses organisées autour de la mienne et relayant l’information à toutes les familles. Notre engagement avait réellement été un engagement collectif !
Votre sentiment, après avoir vécu cette aventure avec vos hommes ?
– Notre sentiment à tous c’est que nous avions combattu pour une guerre juste, car nous allions rétablir une situation de normalité qui était de rendre au Koweït occupé sa souveraineté. Le pays était derrière nous, derrière ses armées, j’ai gardé toutes les lettres de soutien que nous avons reçues alors.
Pour le REC, j’avais la chance d’avoir un état-major formé d’officiers que je connaissais depuis vingt ans, et quant aux sous-officiers et Légionnaires, j’en avais eu un certain nombre sous mes ordres au cours de mes affectations précédentes. C’était réellement extraordinaire en termes de confiance, de compréhension mutuelle, de compétence des gens, c’était une intégration totale. A l’exception des plus jeunes, on se connaissait tous depuis longtemps, nous formions une communauté soudée.
Même si notre offensive terrestre n’a duré que quatre jours, nous avons emporté la décision grâce à une incroyable préparation car rien n’était acquis ni facile, malgré les apparences. La division était littéralement surentraînée, et nous avions des chefs, des alliés, des troupes soudées, nous nous étions donné les moyens de gagner cette guerre.
Vous avez quand même suscité des jalousies ?
– Qu’il y ait eu des déçus de ne pas en avoir été, c’est humain, mais c’est dommage pour la communauté militaire. Ce qui est encore plus dommage, c’est qu’avec une capacité d’oubli qui est forte, l’institution n’ait pas fait davantage pour valoriser cette magnifique expérience. Nous restons fiers de ce qui a été fait, et le regard de nos jeunes militaires nous rend bien cette fierté.
Très touché par le récit du général Hubert IVANOFF sous les ordres duquel j’ai eu la chance et l’honneur de servir alors qu’il était chef de peloton au 7 eme régiment de chasseurs . Un homme très sûr de lui qui m’a fait aimer mon engagement envers la nation…..c’était en 1968…..que de souvenirs !