Daguet : la mise en place et la montée en puissance (Interview du général Bernard JANVIER)

Propos recueillis par Pierre BAYLE

Le général JANVIER : « On a constitué une force terrestre autour d’un noyau professionnel, mais sans aucun appelé, ce qui était un problème pour la logistique en général et la chaîne santé en particulier. Une force quelque peu sous dimensionnée et sous-équipée, au départ, dans certaines fonctionnalités, face à une menace irakienne réelle, comportant notamment le risque d’emploi de l’arme chimique. Mais un effort sans précédent aboutira à la compléter, en équipements de combat, avec des moyens logistiques et un soutien santé poussés jusqu’en première ligne : rien n’avait été laissé au hasard ; cette préparation sera déterminante pour le succès de la mission ».

A partir de quand avez-vous été engagé dans l’opération Daguet ?

– Dès le début. Lorsque se déclenche l’invasion irakienne du Koweït, je suis chef de la division organisation / logistique à l’état-major des armées (EMA). A partir du moment où il est décidé d’engager une demi-brigade française sur le sol de l’Arabie Saoudite, il me revient d’assumer l’ensemble des responsabilités de mise sur pied, d’organisation, d’acheminement et de soutien de la force projetée. Je participe donc directement à la naissance de Daguet, aux ordres du général Schmitt, le CEMA, et du sous-chef opérations, le général Guignon, lequel va présider à la conception de l’opération. A leurs côtés, je vais m’en imprégner et la vivre intensément. Quant à la planification opérative, sur le théâtre, elle est conduite par le général Roquejeoffre, nommé commandant de la force DAGUET, à partir d’un état-major interarmées issu de celui de la FAR projeté à Riyad.

L’envoi de Daguet sera le premier geste concret de la France ?

– La France apporte un premier concours à la défense des Emirats Arabes Unis et du Qatar notamment face aux menaces aériennes (opérations Busiris et Méteil). La première décision fortement visible est l’envoi du porte-avions Clémenceau, transportant un régiment d’hélicoptères de combat, le 5e RHC. C’était un geste tout à fait pertinent, face à une menace puissante de blindés irakiens qui avaient déjà déferlé sur le Koweït. Donc déployer une force antichars comme un RHC était tout à fait adapté pour les pays du Golfe. D’autant plus que, s’il s’était seulement agi de frapper Bagdad, un porte-avions au large du Liban aurait parfaitement répondu aux besoins (le Foch est alors disponible, gréé avec son groupe aéronaval). Il fallait effectivement montrer notre détermination.

C’est ensuite seulement qu’il est décidé de mettre à terre, en Arabie Saoudite, partie du 5e RHC du colonel Ladevèze, puis la totalité du régiment, et de confier à Roquejeoffre le commandement de l’ensemble des moyens Terre et Air qui vont être déployés sur le théâtre saoudien (directives du 19 septembre). Au départ, il faut le souligner, on définit le volume d’une demi-brigade à 3.500 hommes « et pas un de plus ».

Cette restriction dans les effectifs, donc dans l’organisation des unités, va peser lourdement sur le démarrage de l’opération Daguet ; car on va projeter une force quelque peu sous-équipée, insuffisamment soutenue, dans des conditions physiques, matérielles et techniques très dures pour les hommes déployés dans un environnement difficile. C’est ainsi, par exemple, que le 1er REC partira avec la moitié seulement de son escadron de commandement et de soutien ! Cela ne facilite pas les choses sur le terrain. Tout cela sera corrigé rapidement : de 3.516 en effectifs, fin septembre, la « division » atteint 4.250 fin octobre.

Les armées étaient-elles prêtes pour une telle projection ?

– En réalité, la constitution de cette force se fait sans problèmes pour les unités de combat ou de soutien issues de la FAR ; mais on doit créer de toutes pièces un groupement de soutien logistique (GSL) par agrégat d’unités existantes ou constituées ex nihilo autour des seuls professionnels, puisque la décision est prise par le Président de la République de ne pas impliquer le contingent, sauf dans la Marine, au départ.

Ceci était conforme à la politique française d’opérations extérieures depuis la guerre du Rif – à l’exception des l’Indochine où furent impliqués, initialement et pour quelques mois seulement, des volontaires pour la durée de la guerre. D’ailleurs le code du service national l’interdit, tout en autorisant l’emploi de volontaires servant dans des situations de crise, comme au Liban (Beyrouth et la FINUL), en Yougoslavie, en Centre Afrique, etc.

La 6e Division légère blindée (6e DLB), sous le commandement du général Mouscardès, constitue alors le cœur de la force de combat projetée ; elle est professionnelle à 83%.

En revanche, les formations consacrées au soutien des matériels ou de l’homme, les unités de transport ou de circulation, sont pour leur plus grande partie constituées d’appelés ; le non-emploi des appelés, par exemple de médecins aspirants ou de réservistes, pèse lourdement sur la mise sur pied de la chaîne santé. Car nous disposons de structures formées à la projection : antennes chirurgicales ou médicales adaptées aux divisions de la FAR, particulièrement expérimentées et opérationnelles ; mais pour répondre à l’ampleur des besoins, il va falloir piocher dans l’ensemble des personnels professionnels du Service de santé des armées (SSA) pour constituer des unités médicales plus importantes ; la chaîne santé mise sur pied s’avérera remarquable (un spécialiste santé pour 12 combattants), par son esprit d’innovation et par son organisation.

Cette force qu’on met sur pied, il va falloir la projeter ?

– Oui et pour cela trouver des bateaux. Une belle et difficile aventure. En effet, le marché du transport maritime est alors très tendu ; il est fortement sollicité, notamment par les Américains qui ont d’énormes besoins pour la mise en place de leurs forces et par les Britanniques.

On a dû affréter ce qui était disponible (en francisant même un bâtiment russe, le Tchechov), parfois des bateaux n’ayant pas de grandes capacités ou peu adaptés au transport d’un tel volume de passagers pendant plusieurs jours, 6 à 7 jours de Toulon à Yanbu : ainsi le ferry Le Chartres, desservant habituellement la Manche en quelques heures et équipé en conséquence, sans réserves d’eau ni équipement suffisant en sanitaires, est utilisé pour transporter 700 hommes, forcément dans des conditions de confort et d’hygiène précaires ; mais à bord, les impératifs de la préparation opérationnelle passent avant cet inconfort et les équipages civils s’ emploient avec un grand dévouement pour répondre aux attentes.

En décembre est décidée la mise en place du 11e RAMa ; ses matériels sont embarqués sur un dock flottant, le Dock Express. Faute d’anneaux d’attache, on doit souder les 155 TRF1 sur le plancher. Heureusement que cela fut fait car, dans la nuit du 31 décembre, le dock a été pris dans une tempête effroyable en mer de Grèce et a dû s’abriter de la tempête ; une partie du personnel embarque sur un navire affrété par l’UEO, le J.J Sister, modeste ferry trans-Manche, et garde un souvenir douloureux de ce transport !

Le retour vers la France fut tout autre, nous avions le temps et le choix des navires.

La Marine nationale participera aussi à la mise en place avec le TCD La Foudre (ici à gauche), les BDC L’Orage et L’Ouragan (5 voyages).

Au total, l’acheminement de la force, entre septembre 1990 et janvier 1991, nécessitera 10 ferries, 14 rouliers, 10 porte-conteneurs, transportant 9.454 hommes, 76.000 tonnes et 335.000 m3, en 55 voyages.

Il faut désormais compter, dans la guerre, sur un ratio de 3 mètres linéaires et 1/2 conteneur de 20 pieds par homme.

Le recours aux avions B-747 sera épisodique pour répondre aux besoins d’urgence (Air France ne fait appel qu’aux seuls équipages volontaires et les gros porteurs seront indisponibles durant la livraison du beaujolais nouveau de par le monde !)

Mais vous avez été prêts à partir dans les délais ?

– Tout a fait. Le 14 août, l’ambassade de France à Koweït City est occupée par les Irakiens ; au cours d’un conseil de défense restreint, le Président de la République retient le principe d’une présence de forces françaises en Arabie Saoudite (forces terrestres et aériennes, d’ailleurs le ministre de la Défense et le CEMA sont sur place pour les consultations indispensables). Lorsqu’on m’appelle au ministère, le dimanche 15 septembre, pour me demander à quelle date la division peut être prête à partir, je réponds sans hésiter : mardi 17, car je connaissais bien la 6e DLB, au sein de laquelle je venais de servir en tant que général adjoint ; elle est en alerte 72 heures depuis la veille (elle passera rapidement à 12 heures). Mais le ministre revient le lundi et dit : « personne ne part ». Le mardi 17 se passe sans mouvement, la division est prête, comme prévu. Le mercredi, une décision urgente s’impose puisque les bateaux sont bloqués et les unités en attente… Finalement, elle intervient le 18 au soir, permettant les premiers départs dès le 20.

Par un fait du hasard, la logistique va précéder l’échelon de combat : en effet, nous avions prescrit la constitution du GSL au camp de Carpiagne, à partir du lundi 16 matin « au cas où », le personnel, placé en alerte, devant ensuite rejoindre leur garnison respective. Le 19, la préparation est terminée (par exemple le changement des huiles moteurs, les vérifications d’aptitude etc.). Ils partiront directement sur Toulon pour l’Arabie !

Où se fera l’embarquement ?

– Premier à partir de l’échelon de combat, le 2e REI devait embarquer sur le ferry Esterel, qui venant de Bastia devait déposer ses passagers à Marseille. On le déroute sur Toulon et les passagers sont emmenés à destination en autocar. Un certain nombre de membres d’équipage débarquent aussi, car la CGT était hostile à l’intervention de la France. Ils sont remplacés par des marins venus de Marseille, où l’on n’avait pas suivi le mot d’ordre national de grève.

Malgré le problème logistique que cela représente, il alors est décidé de ne pas embarquer un seul litre ou kilo de matériel à Marseille-Fos, pourtant terminal ferroviaire sur l’eau et à proximité du dépôt de munitions de Miramas, mais de réaliser tout l’embarquement à partir de la base navale de Toulon, où nous ne risquions pas de mouvements syndicaux.

Nous y disposions aussi de vastes capacités d’hébergement et de chargement, sans parler d’une écoute toujours attentive tout autant qu’efficiente ; ce ne fut pas toujours aisé, en effet, les munitions devaient être embarquées sur rade et non à quai, pour préserver la sécurité de la ville ; je tiens à rendre hommage à tous ceux, militaires et civils qui, de jour et de nuit, contribuèrent à la mise en route de nos moyens.

Vous avez eu peur de manifestations ?

– Il y avait des manifestations, écrites, orales ou dans la rue, contre la participation de la France à une intervention militaire. Il y en a eu surtout une qui a, peut-être, pesé dans le débat sur l’envoi ou non d’appelés et de réservistes dans le Golfe. Elle se déroule le 13 août à Toulon, lorsqu’a été décidée la mise en route du Clémenceau vers Djibouti, dans un premier temps. Ce fut une démonstration des mères de marins appelés, avec comme slogan : « n’envoyez pas nos enfants à la boucherie ».

Et comment s’est organisé l’embarquement des forces et des matériels ?

– Nous disposions d’une structure de commandement interarmées de transit qui venait d’être testée avec efficacité, en mesure d’appliquer les directives de l’ EMA, dont elle relevait, et d’organiser les très complexes mouvements pour l’acheminement, l’accueil, l’embarquement des hommes et des matériels : le système interarmées de transit opérationnel (mais au départ l’armée de l’air s’en est affranchi).

L’Arabie Saoudite avait mis à notre disposition le port de Yanbu, aux vastes capacités sur la Mer rouge, avec à proximité un aérodrome pouvant accueillir les gros porteurs ; nous aurons des plates-formes similaires sur le lieu du déploiement initial de la division (Cité militaire du roi Khaled, KKMC en anglais) et à Riyad.

Même à Rafah, ensuite, dans la zone arrière de la division, l’aéroport local sera en mesure de recevoir les C-160 Transall, à 150 km à peine de l’objectif final d’As-Salman. Par ailleurs, le réseau routier était excellent. De plus, les Saoudiens, à travers un Mémorandum of Understanding (MOU), vont s’engager à fournir un soutien logistique de vie (nourriture, hébergement, plate-forme pour la base d’al-Ahsa) et ce MOU sera pleinement appliqué par les Saoudiens.

Seule anicroche, l’intoxication alimentaire due à un prestataire intégré dans cet accord de soutien et dont les poulets qu’il nous fournissait, souvent sans ailes et sans cuisses, n’étaient pas d’une fraîcheur suffisante. La division fut alors alimentée en rations. Cinq menus seulement au départ, c’est dire la monotonie, mais le commissariat parvint peu à peu à amplifier le choix, dans la diversité et la qualité.

Donc les conditions initiales du déploiement étaient satisfaisantes…

– Non, pas totalement ! Nous sommes partis dans des conditions de sous-équipement logistique, par exemple il y avait une tente pour le capitaine et deux tentes pour le fourrier, il fallait se débrouiller pour le reste. La vie va être d’abord très sévère et restera rude malgré les améliorations apportées au fil du temps ; la division est installée dans un désert austère, chaud puis froid ; pas de maisons, pas d’arbres…

On vit avec toujours le même groupe, le même équipage, de jour et de nuit, en quelque sorte coupé du monde (pas d’Internet ou de portable à l’époque !), la poste militaire est une priorité. Mais les soldats de la FAR, expérimentés et éprouvés, ont déjà affronté des situations extrêmes dans leurs campagnes (Tchad, Centre-Afrique, etc.) et l’entraînement opérationnel intensif ne cesse pas (c’est ainsi que les engins blindés purent, pour la première fois, tirer des obus-flèche, à noyau de tungstène et non d’uranium appauvri comme raconté par certains), et il n’y pas de limites pour les champs de tirs !

Sans oublier la menace chimique, avec les alertes incessantes notamment à partir des tirs de missiles irakiens Scud.

 Et pourquoi devoir compléter ce dispositif ?

– La force française initialement projetée a été déployée à proximité de Hafar al-Batin, un carrefour stratégique entre deux axes est-ouest, le long de la frontière, et nord-sud, ouvrant la voie de l’Irak vers Riyad. Au moment du déploiement, la défense de l’Arabie saoudite est encore extrêmement vulnérable car, face à la machine de guerre irakienne, forte de 27 divisions dont 6 blindées, il n’y a ici qu’une brigade koweïtie et deux brigades saoudiennes dont une brigade blindée, en plus, heureusement, des forces américaines déployées plus à l’est, autour de Dhahran, surtout aériennes au départ.

Paradoxalement, Saddam Hussein ne met en rien à profit sa supériorité écrasante, et reste sans bouger avec son armada. On a du mal à comprendre ce qui se passe, les généraux irakiens sont comme figés, l’armée irakienne reste l’arme au pied, malgré le vide qui s’ouvre devant elle.

La division française est d’abord déployée au nord-ouest de la Cité militaire du roi Khaled, dans la zone « Arenas » selon son nom de code puis, avec la mise en place d’un corps d’armée égyptien et d’une division syrienne, déployés en première ligne, la force Daguet va être placée en soutien, en retrait, prête à intervenir en manœuvrant par des réactions offensives, ce sera la zone « Miramar ».

C’était de toutes façons la vocation de la 6e DLB, de combattre en manœuvrant ?

– Oui, la division s’est engagée d’emblée dans un entraînement d’une intensité exceptionnelle et inégalée, combinant des manœuvres interarmes menées en unités constituées, mettant en œuvre des modes d’actions innovants, permettant d’évaluer les réactions aux différentes hypothèses d’une attaque irakienne, par des attaques de flanc.

Y compris dans la 3e dimension ?

– Avec les hélicos de l’ALAT, c’était une chose habituelle pour la FAR qui comportait la 4e Division aéromobile (4e DAM), de même que son entraînement à déployer des PC mobiles constitués sous tente. La FAR avait ainsi participé à l’exercice franco-allemand « Kecker Spatz » – « Moineau hardi » en septembre 1987, une manœuvre de grande ampleur jusqu’au rideau de fer, avec 75.000 hommes dont 20.000 Français.

La vraie nouveauté, là où Daguet va s’entraîner le plus, c’est l’affrontement du risque chimique : cette fois on le prenait vraiment au sérieux. On avait pu voir ce que l’Irak était capable de faire dans sa guerre contre l’Iran.

Mais le dispositif, tout en devenant mobile, restait purement défensif…

– Le tournant stratégique a été la résolution 678 du Conseil de sécurité des nations unies, votée le 29 novembre 1990, qui autorisait le recours à la force pour obliger l’Irak à se retirer du Koweït avant le 15 janvier sous peine d’une intervention militaire de la communauté internationale. Nous avons donc commencé à nous préparer à un affrontement de grande ampleur. Dans mes fonctions de chef Log à l’EMA, j’étais parti voir la force Daguet avec le médecin en chef André Malafosse pour évaluer les problèmes de soutien logistique et de renforcement de la force, fin octobre.

Donc avec un volet santé important ?

– C’était le souci du commandement. Nous avons commencé à planifier puis mettre en place une chaîne de soutien santé sans précédent. Y compris avec la dimension accompagnement psychologique et moyens psychiatriques. J’avais eu l’occasion d’étudier cette dimension lors de ma participation à la FMSB à Beyrouth en 1982, au contact des médecins de l’armée israélienne. Aujourd’hui, le soutien psychologique est devenu le prolongement naturel des opérations extérieures. Les conditions d’emploi exigeaient la mise en place d’une telle aide au commandement et pour la sauvegarde des soldats.

Et le renforcement du dispositif militaire ?

– On était donc passé d’une capacité défensive à une capacité offensive, c’était une décision politique. Concrètement, cela s’est traduit par l’acheminement d’un renfort dit « 4.000 », un régiment de chars, un régiment d’artillerie, un régiment d’infanterie notamment. Le 31 décembre, partant de Toulon à bord du tout nouveau TCD La Foudre, dont c’était la première sortie opérationnelle, est acheminé un renfort conséquent en hélicoptères (1er RHC). Sont partis également les 43 chars AMX-30 (40 prévus au combat et 3 en maintenance) du 4e Dragons.

Dans le nouveau dispositif, nous avons décidé de « charger » l’avant en plaçant le soutien au plus près du premier échelon ; ainsi, le soutien santé sera-t-il poussé aussi loin que possible vers l’avant, compte tenu du risque évalué d’avoir à mener trois jours de combat de haute intensité avec traitement de blessés par armes chimiques. D’où le déploiement d’un médecin par unité engagée à l’avant, la présence d’un nombre important de VAB sanitaires, de 12 hélicoptères Puma dédiés uniquement aux EVASAN, ainsi que celle d’une antenne chirurgicale avancée à quelques kilomètres à peine du front.

Ce dispositif était intégré dans celui de la coalition ?

– Nous avions prévu la mutualisation des moyens avec nos alliés américains, en particulier pour le recours aux hélicos, l’aide aux évacuations sanitaires, le traitement des blessés et l’utilisation de véhicules de détection chimique Fuchs, et même le recours à la police militaire pour aider à la circulation. Nos porte-chars ont par exemple servi au transport des chars Sheridan de la 82e division aéroportée de Dhahran à Rafah.

 Tout le soutien santé était donc centré sur l’avant ?

– Non, nous avions aussi un dispositif arrière d’une ampleur considérable : la Foudre et la Rance à Yanbu avec leurs excellentes capacités hospitalières, les aéroports aménagés pour l’accueil des blessés, le Terminal 3 de l’aéroport de Riyad avec un sous-sol transformé en hôpital, des DC8 adaptés pour transporter des blessés, tout cela sur le théâtre d’opérations. En plus, en France, nous avions prévu large en évacuant les malades des hôpitaux de Toulon Sainte-Anne, Marseille/Lavéran et le Val de Grâce à Paris. Mais tout cela était justifié car nous avions à faire à une menace chimique réelle avec des combats susceptibles d’être de haute intensité.

Et en soutien matériel, armes et munitions, vous aviez aussi prévu large ?

– Oui, d’autant plus que nous devions intégrer l’hypothèque d’une fermeture du canal de Suez par le sabordage d’un navire ou la pose de mines dérivantes… Face à des menaces risquant de paralyser l’acheminement du soutien logistique, nous avions anticipé en créant des dépôts largement dimensionnés sur place, ce qui devait nous permettre de soutenir un combat de haute intensité même avec une rupture des approvisionnements. Quelques chiffres pour illustrer cet effort : on avait mis en place 90.000 obus de 155 mm, 20.000 obus de mortier de 120, 7.400 missiles Hot. Bien sûr, on ne pouvait pas savoir que la guerre serait aussi courte…

Dans les faits, on a finalement tiré un grand nombre de missiles Hot. Du reste, nous avons dû surmonter l’obstacle de la reconstitution, sans délais, de nos stocks en missiles Hot et Milan : l’industrie n’étant pas capable de livrer en quelques semaines, c’est l’armée allemande qui nous a fourni les missiles nécessaires.

Mais nous aurons le même problème pour trouver des bombes d’avions. Car juste après les premières missions aériennes, menées à basse altitude par les Jaguar qui essuieront des tirs intenses, on a décidé d’attaquer en bombardant en altitude, ce seront les Allemands qui nous fourniront les bombes pour compléter les stocks car leurs points d’attache étaient compatibles avec nos avions ; faute de bombes pré positionnées sur place, chaque jour, un DC-8 apportait de France les bombes pour les actions à venir jusqu’à l’arrivée à Yanbu d’un navire.

Dans le soutien de l’homme, l’effort logistique sera aussi très important, dans les adaptations (tenues NBC, gilets pare-éclats) ou le soutien, avec mise en place de centaines de milliers de rations individuelles de combat, sachant qu’une journée de combat représentait 9 .000 rations, 54 tonnes d’eau (6 litres par homme et par jour), de 1.854 tentes F1, 50 tonnes de rechanges, 500 m3 de carburants…

Et vous suiviez tout cela à distance, depuis Paris ?

– Oui mais en temps réel… Dans la nuit du 16 au 17 janvier 1991, avec le déclenchement de l’offensive aérienne, il est décidé d’armer le centre opérationnel des armées (COA, futur COIA qui deviendra à son tour CPCO) 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, pour suivre le déroulement des opérations. J’en suis le responsable dès la première nuit, et c’est ainsi que je transmets les ordres d’engagement au général Roquejeoffre sur le théâtre.

J’y serai ainsi le 6 février, lorsque le CEMA m’appelle et me signifie ma désignation par le Président de la République pour assumer la relève du général Mouscardès, rapatrié pour raisons sanitaires. Dès le 8 février, j’étais à Riyad, prêt à prendre le commandement d’une division dont j’étais complètement imprégné, ayant participé à sa montée en puissance.

Mais je veux ici rendre un vibrant hommage au général Mouscardès : l’état de préparation des forces à mon arrivée était impressionnant, c’est lui qui avait mené la division à ce niveau exceptionnel de préparation, qui permettra ensuite son succès, et c’est lui qui a planifié une manœuvre audacieuse.


Le général Janvier : « Les combats ont été rapides, bien préparés, bien menés. Mais nous avons aussi découvert nos lacunes, cette guerre nous a beaucoup appris : nous n’avions pas d’interopérabilité suffisante avec nos alliés, en matériels, équipements, munitions et procédures ; nous souffrions également d’un manque flagrant de renseignement en moyens techniques et humains ; enfin il n’y avait aucune coordination entre manœuvre aérienne et manœuvre terrestre – hors soutien tactique – et notre ignorance des zones bombardées en sous-munitions a coûté cher en vies humaines »

Le démarrage de Daguet, c’était la course du jeune cerf ?

– C’est le nom de l’opération française dans le Golfe, mais savez-vous comment a été choisi ce nom de baptême ? Lorsque l’opération a été décidée, j’avais été convoqué au ministère de la défense par l’amiral Coatanea, major général des armées, en l’absence du CEMA le général Schmitt parti à Riyad avec le ministre Chevènement. Il fallait nommer l’opération et, d’habitude, il y a une liste de noms de code qui changent régulièrement. Le plus souvent des noms de poissons comme Bonite pour Kolwezi, Manta pour le Tchad, Requin pour le Gabon, Epaulard pour le Liban, etc. Mais ce jour-là, il y avait un nom épouvantable genre Cœlacanthe. L’amiral dit : « pas possible », et me demande de prendre un dictionnaire en ajoutant : à la page que vous ouvrirez, ce sera le premier nom en haut à gauche. Et c’est tombé sur Daguet !

Vous avez donc participé à la préparation et, finalement, on vous demande remplacer le général Mouscardès, rapatrié pour raisons sanitaires. Vous arrivez comment ?

– J’arrive le 8 février… à cheval sur les bombes. Nommé le 6, je consacre la journée du 7 pour passer les consignes de la division « organisation/logistique » et, le 8 au matin, saute dans un Nord 262 à Villacoublay, pour embarquer à Istres sur un DC8 qui assurait un brouettage quotidien avec Al-Ahsa où il transportait des bombes. Vous vous souvenez que dès le lendemain de l’offensive aérienne lancée le 17 janvier, il avait été décidé de renoncer aux tirs à basse altitude pour des bombardements à 1.500 m d’altitude, hors de portée des tirs irakiens, et il avait fallu commencer à livrer de cette façon une trentaine de bombes par jour en attendant l’arrivée des compléments par bateau…

On ne pouvait pas en obtenir de nos alliés ?

– J’ai touché là du doigt une des faiblesses de notre organisation de l’époque : nos armées n’étaient pas habituées à travailler en coalition, nos matériels n’étaient pas interopérables et les munitions n’étaient pas interchangeables. C’était pareil pour le ravitaillement en vol, nos appareils ne pouvaient être ravitaillés à l’époque que par nos ravitailleurs, ce qui obligeait ces ravitailleurs à effectuer d’interminables norias. C’est exactement ce que dit le chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Palomeros, quand il dit que nous sommes des « enfants de Daguet » : forte de cette expérience, aujourd’hui notre armée de l’air est capable à la fois de se ravitailler auprès des ravitailleurs alliés et de ravitailler les appareils de nos alliés.

Donc vous arrivez en pleine guerre, comment se passent les consignes ?

– J’arrive le 8 en début d’après-midi à Al-Ahsa, puis un Transall m’amène à Riyad et de là j’arrive finalement à Rafah, où la division, forte maintenant de 9.300 soldats français, est en zone de déploiement opérationnel (ZDO). Elle avait quitté son implantation « Miramar » dans la nuit du 16 au 17 janvier, au lancement de l’offensive aérienne, pour se déployer à 250 km plus à l’ouest, tout en assurant la couverture de la mise en place du 18ème corps d’armée américain. Le général Mouscardès étant déjà hospitalisé, la passation de consignes est faite par son équipe mais c’est assez simple pour trois raisons.

La première est que je suis totalement imprégné de la manœuvre de la division, ayant fait partie depuis le début du petit groupe de six personnes autour du général Schmitt et du général Guignon, sous-chef opérations, chargé de concevoir l’opération. La deuxième est que je connaissais parfaitement la 6e DLB, ayant été général adjoint au commandant de la division pendant deux ans, jusqu’en septembre 1989. La troisième est que l’ordre d’opérations était déjà établi, il restait à l’adapter et le signer.

Mais la division Daguet avait un adjoint ?

– Le général Mouscardès était parti pour l’Arabie saoudite sans général adjoint, mais avec un chef d’état-major, le colonel Lesquer. Avec la complexité croissante de l’engagement de la division, il fallait renforcer le niveau de commandement et, en plus, avec l’évolution du concept de la manœuvre notamment par l’utilisation de chars, on a envoyé en renfort un cavalier, le colonel Durand, qui avait commandé un régiment d’AMX-30 ; il devint le chef d’état-major et Lesquer devenait, de facto, l’adjoint du général. Ce qui évidemment facilite la continuité du commandement dans cette circonstance particulière.

Vous arrivez donc en terrain connu…

– Non, je vais devoir découvrir tout ce que je ne connais pas. Le terrain d’abord, que je vais explorer. Puis les unités hors 6e DLB que je ne connais pas encore : le 4e Dragons et le 3e RIMa, que j’avais connu au Tchad mais dans un contexte différent, au niveau d’unité élémentaire, enfin et surtout, les unités américaines avec lesquelles nous étions imbriqués.

Vous étiez sous commandement américain et commandiez aussi des unités américaines ?

– Non, nous étions sous contrôle opérationnel (OPCON), pas sous commandement opérationnel, vous verrez plus loin l’importance de cette exigence des autorités françaises. Quand on est placé sous OPCON, l’autorité de tutelle n’a le droit de modifier ni la mission, ni l’articulation des unités qu’elle commande.

La division Daguet était sous OPCON du 18e corps d’armée américain (commandée par le général de CA Luck), 18e CA qui était constitué de la 82e Air Borne (la célèbre « 2A » pour All Americans, commandée par le général de division Johnson), de la 101e division aéromobile (hélicoptères Apache et Black Hawk), de la 24e division mécanisée (chars Abrams), de la 3ème brigade de reconnaissance et de forces spéciales, et de la 18e brigade d’artillerie placée sous notre OPCON.

La 82e division avait détaché au sein de Daguet la 2e brigade (commandée par le colonel Rokoz, ancien des forces spéciales américaines), constituée de trois bataillons de l’un des premiers régiments parachutistes créés par l’armée américaine en 1942, le 325.

Ce n’est pas évidemment pas un hasard, les Américains avaient choisi cette 2e brigade qui avait été celle qui avait sauté sur Sainte Mère Eglise en juin 1944, de même que l’objectif le plus sérieux de notre mission avait été baptisé Rochambeau : notre imbrication devait symboliser de manière forte la fraternité d’armes entre Américains et Français…

Au total ce seront près de 4 .200 américains placés sous mon commandement. C’est la première fois depuis bien longtemps qu’un général français commande directement des G.I’s au combat, et quels G.I’s !

La division Daguet constituait ainsi une force considérable, en combattants, une puissance de feux impressionnante : 100 tubes de 155mm, des lance-roquettes multiples, 60 hélicoptères antichar, 160 postes antichar Milan, 96 AMX-10 RC, 43 AMX-30 B2 etc…

Au-delà de ces moyens, c’est la réunion exceptionnelle de soldats français et américains les plus expérimentés, y compris le bataillon d’artillerie de la Garde Nationale, fort bien préparé et qui nous rejoint 3 jours avant l’attaque. Tous ces combattants ont connu des expériences éprouvantes au cours de leur entraînement comme d’engagements antérieurs .

Mais plus encore, ce sont des soldats sereins, forts de leur puissance, confiants dans la qualité de leurs moyens, attachés à leurs chefs, conscients de l’importance de leurs missions, sûrs de leur victoire et de leur suprématie, soutenus par un élan profond de leurs concitoyens dont l’attachement et les encouragements ne cessent de se manifester (colis, lettres, dessins d’enfants des écoles …)

Notre mission est essentielle pour le 18e corps : s’emparer au plus vite de l’aérodrome et du carrefour d’As-Salman à 150 km au nord, en Irak, zone stratégique capitale pour la manœuvre du 18e CA US. Nous aurons l’effort principal et notre attaque précédera de 24 heures l’engagement du 7e Corps au centre.

La division était encore en posture de discrétion ?

– La division est alors déployée en ZDO, prête à l’attaque, à 4 km à peine de la frontière irakienne matérialisée par une falaise, en vue des positions irakiennes. Nous étions dans un dispositif totalement discret qui devait assurer la surprise : positions camouflées, silence radio, pas de tirs pour ne pas démasquer nos positions. Une seule fois nous allons déclencher un tir d’artillerie, c’est lorsqu’une patrouille irakienne menacera une de nos positions avancées à la frontière. Sinon, aucun tir, alors que les Américains ouvraient le feu presque toutes les nuits.

Pourquoi ce comportement ?

– En fait, c’était lié à leur dispositif : les militaires américains étaient répartis par groupes de deux tout le long de leur ligne de déploiement et se sentaient en insécurité, ainsi isolés. Chaque fois qu’ils entendaient un bruit ou voyaient une ombre – et il y a beaucoup de bruits et de petits animaux dans le désert – ils tiraient en pensant avoir à faire à un adversaire. Notre dispositif était plus regroupé, les hommes se soutenaient mutuellement et la discipline de feu était ainsi respectée. Une fois pourtant les Américains ont eu une vraie alerte et ont fait tirer toutes leurs armes, c’est quand une unité irakienne débouchant de l’axe As-Samawah/ As-Salman, au lieu de poursuivre cette route irakienne qui tournait vers l’est en direction du Koweït, avait fait un « tout droit » vers le territoire saoudien.

Et vous deviez donc exécuter une manœuvre déjà figée ?

– Après mes entretiens avec les chefs de corps, notamment les colonels Thorette et Bourret, qui suggéraient des modifications tactiques, je fais accepter par le CEMA qu’on fasse porter l’effort principal sur l’axe est, en direction de Rochambeau, par une manœuvre latérale de contournement, rendue possible par le GPS. Celui-ci permettait en effet une manœuvre structurée et cohérente en plein désert, donc en l’absence de points de repère sur le terrain, par alignements des unités sur des « points tournants » déterminés par leurs coordonnées. Cela permettait de mettre le 3e RIMa en soutien étroit du 4e Dragons qui effectuait une manœuvre enveloppante de Rochambeau par l’est. Quant au groupement Ouest (avec le 1er REC, le 1er Spahis, le 2e REI et le 11e RAMa), il devait fournir un soutien feu aux unités du groupement est au moment de l’attaque de Rochambeau, mole principal de la défense de la 45e division irakienne.

C’est la modification essentielle du dispositif ?

– Non, j’ai obtenu une autre modification importante. L’offensive terrestre devait être lancée à partir de la frontière irakienne, or il subsistait une inconnue au débouché de l’action, c’était le franchissement de la falaise. Car l’action planifiée, toute en rapidité, devait nous faire prendre pied en haut de la falaise et, dans la foulée, faire sauter le verrou de Rochambeau puis s’emparer rapidement d’As-Salman et livrer aux Américains l’aéroport et le carrefour stratégique de cette localité. Or le déclenchement de l’offensive prenait du retard : le 7e CA américain peinait à recevoir ses derniers renforts, et la division Daguet ne recevra le régiment d’artillerie chenillée de la Garde nationale du Texas que trois jours avant l’attaque… Donc dans cette période du compte à rebours, les corps d’armée de la coalition avaient été autorisés à lancer quelques opérations préliminaires.

Dans ce cadre, j’ai demandé l’autorisation de pallier un manque cruel, celui de moyens de renseignement pour la division. C’est une autre des graves lacunes de notre dispositif. Faute de renseignements, la division était pratiquement aveugle. Nous avions certes un très bon système d’écoutes des réseaux radio, mais les Irakiens trafiquaient assez peu par radio et avaient des réseaux filaires. D’autre part, nous avions mis en place un dispositif expérimentateur Horus/Horizon, radar placé sur hélico Puma ; nous disposions aussi de radars Rasit et Ratac.

Nous avions également des commandos de recherche et d’action dans la profondeur (CRAP) de la 11e DP qui avaient été regroupés au camp de Caylus et qu’on a fait venir en Boeing 747 à C.R.K, mais ils ne seront opérationnels que quelques jours avant l’offensive terrestre. Et pour conclure sur les moyens Rens, nous avions aussi un petit avion télécommandé MART qui sera abattu par les Irakiens puis récupéré par les hommes de Derville. Ce petit drone se trouve aujourd’hui au musée du 68e RA de la Valbonne, je l’y ai fait placer car même si ce régiment n’a pas participé directement à Daguet car il n’était pas équipé de 155 TRF1, nombre de ses officiers et spécialistes ont été engagés avec nous, notamment une section de défense sol-air Mistral.

Et qu’avez-vous obtenu pour améliorer le renseignement de la division ?

– D’abord, dans les quelques jours avant l’offensive, nous avons obtenu des renseignements importants par les Américains. Le général Luck a envoyé un raid nocturne d’hélicoptères Black Hawk et Apache jusqu’à As-Salman par l’ouest pour reconnaître les défenses irakiennes. On découvrira ensuite dans les carnets de marche des officiers irakiens qu’ils avaient été totalement surpris et très angoissés d’avoir été attaqués par des hélicoptères qu’ils n’avaient pas vu venir. A l’issue de cette mission nous pourrons visionner les films du terrain pris par les Apache, ce sera précieux pour préparer le déploiement.

Un deuxième raid est mené par la 101e division US deux jours avant l’offensive, une reconnaissance dans la profondeur au cours de laquelle les hélicoptères américains font prisonnier un bataillon entier d’Irakiens qui lèvent les deux bras à leur passage… Cette fois, le renseignement important sera que les Irakiens n’ont apparemment pas une grande envie de se battre !

La modification de notre dispositif, c’est l’autorisation que j’obtiens du général Luck d’engager la division dès le 22 dans le cadre des opérations préliminaires à l’attaque, en prenant pied sur la falaise dans l’après-midi pour lever l’incertitude sur la présence d’obstacles ou de mines avant le débouché. Du reste l’objectif de Natchez, poste irakien verrouillant la frontière, était peut-être une référence à Chateaubriand – et la piste menant à cet objectif a été ouverte par le lieutenant Nachez du 6e REG, qui commande aujourd’hui le 1er REG, successeur du 6e ! Il était de la même promotion que mon fils, promo Général Cailles, et comme lui sorti d’école d’application pour venir directement sur le théâtre d’opérations.

Les premiers éléments déployés sont renforcés dès le 23 au matin, avant le franchissement d’une forte partie de la division en fin de journée. Il était impératif de lever le risque lié aux mines pour ne pas ralentir le lancement de l’attaque.

Simultanément, en élargissant notre dispositif, nous diminuions les risques liés à des frappes chimiques sur l’échelon avant au débouché de celui-ci.

C’est donc l’attaque à l’aube du 24…

– Oui, j’ai donné les ordres définitifs pendant la nuit, nous sommes donc prêts à attaquer au lever du jour, lorsque je confirme l’ordre à chacun des chefs de corps. Le colonel Rokoz me répond par radio : « aujourd’hui comme autrefois, nous les Américains et les Français nous allons faire ensemble de grandes choses ». Il est ému, moi aussi… Moment exceptionnel tout autant qu’inoubliable que l’instant où le chef engage ses hommes au combat.

Le gros des Américains était derrière Daguet ?

– Oui ; justement, il s’est passé quelque chose d’intéressant quelques jours avant l’offensive. Le 18, le général Luck avait convoqué à son PC une dernière conférence des commandants de division avant l’offensive. J’avais été averti par Rokoz que le général Johnson, patron de la 82e division en réserve derrière Daguet, ne pouvait admettre que la célèbre « Double A » reste inactive derrière nous et avait demandé à prendre, à son compte, notre objectif de Rochambeau pour nous faire basculer entièrement sur l’axe ouest et nous laisser nous concentrer sur l’objectif final d’as-Salman. Et Rokoz m’avait dit aussi qu’en tout état de cause, il voulait rester avec les Français.

Mais c’était inacceptable d’autant que nous étions sous OPCON : on ne pouvait pas modifier nos missions telles qu’elles avaient été validées au niveau politique. La 82 ne devait intervenir en prenant notre relève que si nous étions arrêtés devant Rochambeau ; j’imaginais sans peine la soif d’action de Johnson. Le général Luck nous réunit tous les trois à l’issue de la conférence de commandement et demande à Johnson d’exposer les revendications de la 82e. Il a l’élégance d’ajouter : « je déciderai ce que Janvier nous présentera ». J’explique alors qu’il est hors de question de modifier notre mission et nos objectifs, mais je fais la proposition, pour faciliter le transfert pendant l’opération, que le PC/avant de la 82e soit accolé au mien dès le 23 au soir ; en quelque sorte le commandement de nos divisions serait jumelé.

Le 24 au matin, au débouché en Irak, mon PC est à 4 km à l’intérieur de la frontière irakienne, au-delà de la falaise, et celui de la 82e est déployé à moins d’un km, prêt à prendre les commandes en cas de besoin.

Comment démarre cette attaque ?

– Par un moment très fort, un incroyable tir d’artillerie, de 100 canons de 155 tirant ensemble avec les lance-roquettes multiples (MLRS), c’est un feu qui couvre tout le ciel… L’objectif du tir est de frapper dans la profondeur. A midi, nous abordons Rochambeau ; nous y appliquons 15 minutes de cet appui feu exceptionnel qui terrasse littéralement les défenses irakiennes, on retrouvera les militaires irakiens terrés dans leurs bunkers au moment de l’attaque, ils n’en sortiront que pour se rendre en masse. Le tir de l’artillerie était complété par les attaques lancées par air contre les structures de défense de l’adversaire par les Tank-killers A-10, par des F-16 et par les hélicoptères Gazelle tirant leurs missiles Hot.

A l’ouest, le groupement commandé par le colonel Lesquer se tient prêt à un soutien feu sur Rochambeau en cas de besoin. Mais dès que je sens que l’affaire de Rochambeau est bien engagée, je libère Lesquer pour qu’il continue sa progression par l’ouest vers As-Salman.

Les opérations semblent se dérouler plus vite que prévu

– La situation tactique devient vite assez compliquée, avec une imbrication des unités de la 82 au sein de notre échelon avant sur Rochambeau et avec un fort vent de sable qui se lève, réduisant la visibilité ; de plus, près de 3.000 prisonniers irakiens se trouvent dans nos unités ; j’estime inutile de multiplier les risques et ordonne un stop sur place. Cela va nous permettre aussi de réorganiser le dispositif et de recompléter en carburant les chars du 4e RD dont les moteurs tournent sans arrêt depuis 4 h du matin ; ce ravitaillement sera une belle manœuvre montée et réussie par le 6e RCS, régiment de commandement et de soutien de la 6e DLB.

Et sur l’axe ouest, comment se passe le déploiement ?

– Je quitte mon PC sur la frontière d’où je commandais pour ce premier bond afin de me rendre, par hélico, sur l’axe ouest, au PC du colonel Lesquer, et peux donc constater sur place que tout s’est bien passé pour eux pendant cette première journée. Puis le 25 au matin je rallie le nouveau PC principal au sud de Rochambeau et constate que l’axe « TEXAS » est très embouteillé…

Le 25, c’est l’attaque du second objectif, le verrou d’as-Salman ?

– Oui, on relance l’assaut dès le matin, direction As-Salman, et je fais passer en tête les chars du 4e Dragons pour déboucher à la mi-journée. C’est ce qui se passe et, en fin d’après-midi, on tient les hauteurs du village et le carrefour stratégique, les chefs de corps vous ont déjà raconté le détail de cette offensive, avec la reddition des défenseurs irakiens et la fouille des tranchées.

Le but est de s’emparer ensuite de la piste de l’aérodrome militaire, de déployer un dispositif antichar au nord, et de livrer aux Américains l’axe qui va vers l’est.

Quant à la fouille du village lui-même (opération Princesse), elle est différée au lendemain matin.

La fouille se passe sans incident ?

– C’est le travail du 3e RIMa et de la gendarmerie prévôtale : il y a 60 prévôts d’une très grande efficacité pour prendre en mains la réorganisation du village, ils font le travail des actions civilo-militaires.

Ensuite ils auront la mission de s’occuper des prisonniers avec le 2e RIMa et aussi d’établir l’inventaire du matériel de guerre récupéré et emporté en France.

Et les habitants étaient nombreux ?

– On avait prévenu la population de l’offensive par largage de tracts, pour expliquer notre action, et prévu de faire venir de Riyad des infirmières pour la fouille des femmes, car on fouillait tous ceux qui se rendaient pour voir s’ils ne dissimulaient pas d’armes. En fait, dans le village on a trouvé quelques vieillards et enfants, le reste de la population était parti se cacher dans le désert, attendant que l’affaire soit finie pour revenir. C’est exactement ce qui s’était passé chez moi à Grimaud, à la Libération le 15 août 1944, la population avait déserté le village en attendant la fin des combats pour revenir !

Malheureusement toutes les précautions prises pour les combattants et pour les civils n’ont pas empêché deux drames : celui des CRAP dans le fortin dominant la ville, et celui des Américains qui ont fait exploser, en tentant de le déplacer, un container de cluster bombs sur l’aérodrome. C’est à ce moment-là qu’on s’est aperçus que les unités avaient traversé une zone totalement polluée par les bombardements !

Vous n’aviez pas d’information sur l’existence de ces sous-munitions ?

– Non, c’est la troisième leçon de ce conflit en matière d’interopérabilité, l’absence totale de coordination entre la manœuvre aérienne et la manœuvre terrestre. Le targeting, la désignation des cibles, avait été fait sans que le 18e CA américain ait la moindre information sur les zones bombardées… Aucun schéma, aucun descriptif des zones traitées avec des cluster bombs. C’était grave pour le déploiement terrestre !

La mission était alors terminée…

– Non, pas du tout. La division reçoit l’ordre de couvrir le corps d’armée américain face au nord en direction de l’Euphrate. Je confie la mission de couverture au 1er et au 3e RHC, en portant le 1er REC légèrement au nord-ouest de notre dispositif. Le colonel Lesquer conduira un raid héliporté jusqu’aux rives de l’Euphrate pour baigner dans ses flots les fanions des unités américaines et françaises. C’est à ce moment-là que la vallée de l’Euphrate entre en ébullition, avec une révolte des populations chiites de la région de Nadjaf et Karbala, les lieux saints chiites.

C’était un soulèvement spontané ?

– Je ne peux pas exclure qu’il ait été encouragé par les Américains. Mais la manœuvre va tourner court à cause vraisemblablement des craintes israéliennes de voir s’instaurer un nouvel Etat chiite dans la région. Ce qui était valable dans le cadre d’une manœuvre de libération du Koweït cesse de l’être une fois l’émirat libéré, et les chiites irakiens se retrouvent livrés à eux-mêmes, ou plutôt aux unités irakiennes repliées du Koweït et sauvées par le cessez-le-feu du 28. Nous n’aurons pas le droit d’intervenir, alors que la garde républicaine irakienne écrase la rébellion.

Vous êtes alors spectateurs passifs ?

– Nous recevons l’ordre de rester à 4 km au sud de Samawah sur l’Euphrate, sans entrer dans la ville. Mais nous allons recevoir des groupes de réfugiés venant de cette ville et fuyant les bombardements. Les notables de Samawah viennent me voir en délégation pour me remettre un appel au secours à transmettre au général Roquejeoffre et aux autorités françaises, nous demandant d’intervenir d’urgence pour sauver la ville et ses habitants. Cette demande restera sans réponse. Les notables repartiront au bout de trois jours, après qu’on leur ait expliqué que leur demande serait examinée… Je ne peux rien faire de plus !

C’est à ce moment-là qu’arrivent les milliers de réfugiés chiites ?

– Non c’est plus tard, vers la fin mars, quand l’armée de Saddam Hussein aura écrasé la rébellion chiite. Entretemps la population d’As-Salman, quelque 2.600 personnes, a réintégré la ville, on a rétabli l’eau et l’électricité, déminé l’agglomération, la vie a repris son cours. Mais c’est une ville sunnite, et ses habitants refusent d’accueillir les réfugiés chiites qui veulent se réfugier auprès de nous. Le général Thorette vous a parlé de ceux que son régiment a dû arrêter dans leur progression vers le sud, et qui campaient devant nos lignes…

Ils sont tous restés sur place ?

– A ce moment-là, oui. Il y a eu un événement exceptionnel, comme un miracle. Quand j’ai quitté mon PC d’As-Salman pour retourner en Arabie Saoudite en hélicoptère, mon chef opérations, le lieutenant-colonel Dureau, a préféré repartir par la route pour revoir des paysages qui l’avaient marqué. En arrivant à la route ils sont tombés sur l’embouteillage formé par la colonne de camions et de cars des réfugiés immobilisés. Le colonel dit à son conducteur et à l’autre militaire, tous les deux légionnaires, de distribuer les rations de combat, et très vite leur véhicule est submergé par les réfugiés. Comme le conducteur essaie de dégager son véhicule avec quelques jurons bien français, une voix féminine lance : « vous êtes Français ? » et ajoute « je suis Française »… Dureau fonce avec ses deux légionnaires pour retrouver la voix, et découvre une jeune femme, enceinte, avec une petite fille de cinq ans. Elle explique qu’elle est venue de France avec son mari irakien à la mort de son beau-père, en juin 1990, et qu’ils ont été bloqués à As-Samawah par la guerre. On récupère son mari et le soir il me les amène tous les trois au PC.

Je lui propose d’appeler sa famille en France sur notre téléphone satellitaire, mais elle préfère ne pas le faire pour leur éviter un choc – ils sont sans contact depuis des mois. Je vois qu’elle a une médaille de la Madonne au cou, et je lui dis : « vous pouvez lui rendre grâce car c’est un vrai miracle qu’on vous ait retrouvés ». On les fait repartir en France et en septembre, j’ai reçu le faire-part de naissance… d’un petit Bernard, mon prénom. Il a vingt ans aujourd’hui.

Et les autres réfugiés, que sont-ils devenus ensuite ?

– Ils vont nous suivre jusqu’en Arabie saoudite. Mais les Saoudiens les repoussent dans le désert. Il va falloir que je me démène pour qu’on les traite de façon humaine. Finalement, avec le soutien des Américains, les Saoudiens vont ouvrir un camp de réfugiés – ils ont déjà à gérer les camps de prisonniers ! – avec des tentes, de l’eau et de la nourriture.

Ils finiront par rentrer en Irak ?

– Difficile à savoir. Beaucoup de chiites irakiens ne sont jamais retournés chez eux. J’étais présent au Koweït pour les commémorations du vingtième anniversaire, il y a 100.000 réfugiés irakiens aujourd’hui encore au Koweït, en majorité des chiites. L’histoire n’est pas terminée…

Et finalement, c’est le retour en France…

– Dès le 17 mars, les formations arrivées en septembre 90 sur le territoire saoudien sont acheminées vers Yanbu et défilent le 27 mars à Toulon sous les ovations et dans l’enthousiasme ; peu à peu, la division se retire (nous devons avoir quitté l’Arabie Saoudite avant le début du ramadan).

Je rejoindrai Toulon le 2 mai avec les derniers éléments de la division, le 6e REG, à bord du TCD La Foudre (nous y fêterons dignement Camerone, le 30 avril… au mouillage !)

Quel sentiment éprouverez-vous alors ?

– De la fierté pour tous mes hommes. Une page glorieuse de notre histoire récente est tournée. En 36 heures de combat, la division Daguet a pulvérisé une division irakienne, accélérant par son action le déclenchement de la manœuvre générale des forces coalisées et atteignant pleinement ses objectifs. Elle fera l’admiration des alliés et notamment des Américains, nos compagnons d’armes. Le chef d’état-major de l’armée de terre américaine lui décernera les distinctions (Streamers) attribuées aux formations américaines « Défense de l’Arabie Saoudite » et « Libération et Défense du Koweït » qui, faute de drapeau de division, sont portées par le fanion du général commandant la 6e division légère blindée, devenue brigade légère blindée.

En fait, c’est le plus important, la France vient de changer la nature de ses interventions militaires. Les mutations qui en résultent sont considérables dans tous les domaines, de l’organisation du commandement aux systèmes d’armes, et marquent notre armée d’aujourd’hui, engagée dans d’autres combats et affrontant des crises difficiles.


Le général Janvier, en conclusion de cette série de témoignages sur la guerre du Golfe : Ceux qui ont participé à l’opération Daguet peuvent être pleinement fiers d’avoir pleinement accompli leur mission, libérer le Koweït. Le soutien populaire recueilli par Daguet a été exceptionnel. Il a été l’un des facteurs de la victoire. L’armée française d’aujourd’hui a pleinement les moyens de conduire ses missions, surtout parce qu’elle a des hommes et des femmes animés par l’esprit de la pleine réussite de la  mission, par  l’esprit de sacrifice. Mais pour mener à bien leur mission, nos soldats ont besoin du soutien de la nation.

L’opération Daguet/Desert Storm s’est terminée au jour, à l’heure et à la minute où le mandat ONU a été rempli. Quel regard portez-vous sur cette fin de mandat ? Etait-ce trop court ?

 – Général Janvier : Souvenez-vous que Daguet, c’est la guerre de cent heures – pour ce qui concerne la partie offensive terrestre. Il a fallu cent heures pour que les Alliés accomplissent la mission confiée par l’ONU : libérer le KOWEIT. Le mandat n’allait pas plus loin. S’il avait été plus contraignant que celui de forcer l’Irak à quitter le territoire koweïtien, il n’y aurait pas eu le consensus international que nous avons connu et nous n’aurions sans doute pas compté  dans la coalition les contingents arabo-musulmans tels que le Sénégal, l’Egypte ou la Syrie. Par rapport à la mission stratégique qui était  de détruire le potentiel agressif de l’adversaire, nous avons ainsi parfaitement rempli le mandat avec la quasi-destruction des forces irakiennes engagées sur le territoire koweïtien…

Donc la mission était accomplie ?

– Oui,  tous ceux qui ont participé à l’opération Daguet peuvent être pleinement  fiers d’avoir accompli leur mission : défendre l’Arabie Saoudite (Bouclier du Désert) et libérer le Koweït (Tempête du Désert).

Fallait-il aller plus loin ? L’aurait-on pu ? Je ne le pense pas. La division française a terminé en étant déployée en direction de l’Euphrate vers le nord-ouest ; la question de soutenir ou non la rébellion chiite ne s’est pas posée. Avec le cessez-le-feu décrété unilatéralement par la coalition, on n’avait plus de buts de guerre. Le regard que je porte sur cette offensive est donc le regard d’un chef qui a vu ses forces assurer pleinement leur mission de libérer le Koweït…

La France a prouvé sa capacité à projeter une force dans les plus brefs délais, et à la faire monter en puissance jusqu’à quelque 15.000 hommes des trois armées en à peine quelques mois. A-t-elle su conserver ensuite cette capacité et surtout cette réactivité ?

– Aujourd’hui, en étant  à l’extérieur de l’institution militaire (car j’ai « décroché » de la vie militaire d’active il y a déjà  longtemps), je pense que les choses sont beaucoup plus difficiles car complexes. Je fais référence à ce que nous ayons connu les uns et les autres. Quant je commandais le 2e REP, en 1982, pour l’opération « Epaulard » à Beyrouth, le régiment avait été mis en alerte à 17 heures et était prêt à partir à minuit avec l’ensemble de ses moyens de combat (soutien, munitions, véhicules).  Le chef de corps avait alors leur pleine  disponibilité pour une mise en route immédiate vers un théâtre d’opérations. Cela a été le cas pour Kolwezi en mai 1978, mais aussi pour Daguet : mise en alerte le vendredi soir, la division était prête à partir dès le mardi suivant.

Aujourd’hui, avec les bouleversements qu’ont connus les structures, notamment pour toute la partie soutiens, je pense que ça doit être beaucoup plus compliqué. Les chefs de corps n’ont plus « à leur main » les véhicules de combat nécessaires au départ de l’unité. On se situe dans une tout autre logique, il faut peut-être beaucoup plus de temps pour monter en puissance et garantir dans un nouveau système  la réactivité des forces.

Créée pour combler une faille dans le dispositif Centre-europe face à la menace du Pacte de Varsovie, la Force d’action rapide a manifesté une remarquable capacité d’adaptation. Sa suppression n’a-t-elle pas été une erreur ?

– En réalité, la situation a évolué dès lors que l’armée de Terre a été professionnalisée : c’est toute son entité qui est devenue la FAR. Lorsqu’on a créé la FAR, c’était pour disposer d’un outil capable d’aller « vite, fort et loin », de façon souple et innovante, par le fait qu’elle disposait pour une très grande partie d’unités professionnalisées et projetables. On a vu cette capacité mise en œuvre sur le rideau de fer, par exemple avec la manœuvre Moineau Hardi en septembre 1987, face à la frontière tchèque. La FAR complétait une 1ère Armée majoritairement composée d’appelés. Du reste, la FAR elle-même devait se tourner vers des appelés volontaires service long (VSL) en fonction de la disponibilité des unités professionnelles, notamment en Afrique. Ainsi, pendant l’opération Daguet, la 11e DP était-elle restée en réserve, assurant  quasiment toutes les missions en Afrique, avec des renforts de VSL. Au Liban, depuis les années 1980, on a eu recours aux VSL, dans la FINUL. A Beyrouth, un nombre important des 58 victimes du Drakkar, le 29 octobre 1983, étaient des appelés VSL des 1er et 9ème régiments de chasseurs parachutistes (RCP). Dans les Balkans, on a envoyé un bataillon de VSL en Bosnie, notamment dans la poche de Bihac en novembre 1992 puis sur le Mont Igman au-dessus de Sarajevo.

Donc la dissolution de la FAR allait de soi avec la professionnalisation. Bien sûr elle a été douloureuse pour ceux qui en faisaient partie et qui avaient conscience de former un outil exceptionnel avec des unités parfaitement entraînées à agir en commun, on a vu leur cohésion parfaite à Daguet. Mais dès lors que la professionnalisation était lancée, c’est l’ensemble de l’armée de Terre qui avait vocation à être projeté ! Ensuite, bien entendu, il a fallu du temps pour mettre en œuvre la professionnalisation. L’expérience nous a montré que dix ans sont nécessaires pour former des régiments professionnalisés, en moyenne.

La France a connu après le Golfe plusieurs théâtres d’opérations importants, en particulier dans les Balkans. Etait-elle armée pour ces conflits de haute intensité, et a-t-elle su jouer un rôle à la mesure de son ambition ?

– La guerre du Golfe a été pour notre pays le dernier choc entre forces blindées mécanisées. Par la suite, les opérations ont changé de nature. Dans les Balkans, la France a joué un rôle exceptionnel notamment dans « l’Implementation Force« (IFOR) en 1996 ; ensuite ça a été la Côte d’Ivoire, où les hélicoptères ont assumé un rôle majeur, puis l’Afghanistan qui est un théâtre encore plus différent. Franchement, je pense que l’armée française d’aujourd’hui a pleinement les moyens de conduire ses missions, surtout parce qu’elle a des hommes et des femmes animés par l’esprit de la pleine réussite de la  mission, par  l’esprit de sacrifice – on vient de le voir à nouveau en Afghanistan, on l’avait vu auparavant à Bouaké en Côte d’Ivoire, en novembre 2004.

Si elles peuvent rencontrer des problèmes, nos unités les éprouvent sans doute moins sur les théâtres d’opérations où elles disposent des moyens de combat, de sécurité, de soutien, à la hauteur des menaces et des enjeux. Non, c’est plutôt en France, au niveau de la vie quotidienne, qu’elles peuvent éprouver des difficultés : le soutien matériel, la vie courante, l’environnement social. Ce n’est un secret pour personne que la part des forces armées dans le PIB continue à régresser, étant tombée à 1,6%. Ces soucis sont, me semble-t-il, en partie le résultat des grands chambardements dans les structures, avec le regroupement des soutiens, la création des bases de défense et la mise en commun de certains matériels, l’exécution de marché trop globaux, etc. La pénurie implique la centralisation des ressources qui, dans ses excès, n’est pas un gage de souplesse !

Nous aimerions beaucoup voir arriver des matériels dont la mise en place a été différée ou reportée, comme le nouveau lance-roquettes multiple à charge unique. Il est certain que si on modifie la structure et l’articulation des unités sans mettre en place les matériels nouveaux, ici dans le cas de l’artillerie, on prend des risques pour garantir la cohérence de l’ensemble. Mais je vois les choses de loin, peut-être de façon inexacte !…

Le soutien populaire au déploiement de la force Daguet a été une surprise pour tout le monde. Ce soutien a-t-il été entretenu, cultivé, développé pour les engagements ultérieurs des armées françaises ?

– Le soutien populaire recueilli par Daguet a été exceptionnel. Il a été l’un des facteurs de la victoire, c’est incontestable ! Il s’agit là d’un vecteur essentiel de la force morale des soldats qui en recevaient témoignage tous les jours : messages des enfants, paquets cadeaux, lettres. Les Français, dans leur grande majorité, se sont manifestés et c’était indispensable. Il nous fallait cela. Au retour encore, nous avons eu un accueil hors du commun. Tout cela montre que l’élan populaire était tout-à-fait réel, fondé sur des objectifs de guerre légitimes et parfaitement définis. On savait qu’il y avait des risques de pertes importantes, on connaissait la puissance militaire des Irakiens et la menace chimique était avérée, mais nous avons été plus forts parce que le pays était derrière ses soldats, c’est une des grandes leçons de ce conflit.

Ensuite, il faut le reconnaître, les messages ont été brouillés, la mission n’était plus aussi claire pour l’opinion. En ex-Yougoslavie, nous sommes partis dans le flou pour accomplir des missions mal définies ou ambiguës donc très difficiles à exécuter. 76 de nos soldats sont tombés sous le feu en Bosnie et en Croatie. La mort de l’un d’entre eux, le brigadier-chef Eric Hardoin du 6e RCS à Sarajevo, a été vécue pratiquement en direct à travers la télévision : il manipulait un conteneur de protection pour permettre le passage des civils à Sniper Alley lorsqu’il a été touché par un sniper. Sa mort suivait de 24 heures celle du sergent-chef Ralf Gunther du 1er REC, lui aussi tué par un sniper, ce qui avait provoqué l’envoi d’équipes de télévision. Qui, aujourd’hui, peut encore parler de leur sacrifice et quel en fut l’écho dans la Nation ?

N’y a-t-il pas un contraste fort entre la relative indifférence de l’opinion sur les OPEX et l’émotion populaire lorsqu’il y a des morts ?

– Au-delà des missions devenues moins claires aux yeux de l’opinion, on peut regretter cette espèce de dilution qui s’est opérée alors même qu’avaient été mis en place des outils pour renforcer les liens entre le pays et son armée. En particulier, je veux parler du Haut Conseil pour la Mémoire, crée sous la présidence de Jacques Chirac en 1997 et dont je ne sais pas bien ce qu’il est devenu. Pourtant c’était un mécanisme essentiel, qui créait une chaîne entre les générations de combattants et qui devait, au plus haut niveau, définir la politique générale et les modes d’action. A l’autre extrémité de la chaîne, au niveau de chaque commune, il y avait le « correspondant Défense » au sein du conseil municipal. Un élu était désigné, par vote, au cœur de la cité, dans l’assemblée délibérante, pour relayer les informations sur la défense et animer ce lien armées-nation. Je l’ai fait moi-même à Sainte-Maxime dans le Var (cela ne m’était guère difficile !). Le réseau était animé par la DICOD. J’ai rencontré autour de moi, dans le Var, des élus qui ont réalisé à leur niveau des choses exceptionnelles. Où est cette instance aujourd’hui ? Pour moi elle a disparu. Que son rôle ait été occulté est très regrettable, car il était important.

Un autre exemple. Au lendemain de Bouaké, où nous avions perdu neuf soldats le 6 novembre 2004, j’ai écrit au Secrétaire d’Etat aux Anciens Combattants, M. Hamlaoui Mékachéra, pour lui faire part de mon étonnement que leur nom n’ait pas été cité lors de la commémoration du 11 novembre. On m’a répondu que le texte du discours avait été préparé à l’avance et ne pouvait pas être modifié ! Bien piètre explication ! Alors j’ai présenté une nouvelle proposition : pourquoi ne pas rappeler le nom des Morts au Champ d’Honneur dans l’année devant le monument aux morts le 11 novembre ? On m’a répondu cette fois : « circulez, y a rien à voir »…

Mais le pays sait aussi rendre hommage à ses morts, on l’a vu aux Invalides…

La cérémonie poignante aux Invalides vient de rendre un juste hommage à nos soldats tombés au combat. On peut bien sûr le faire au niveau local, au niveau de chaque commune, mais il s’agira toujours  d’initiatives individuelles, alors qu’il faudrait qu’un hommage au niveau national soit institué pour les soldats tombés dans l’année au service de leur Patrie.

Ces soldats qui sont morts pour la France ont droit à la reconnaissance de la Nation tout entière. Il est souhaitable, aujourd’hui, que soit érigé un monument aux Morts en opérations extérieures et que ce projet voie le jour. Je sais les efforts de certains, dont le général Thorette, pour faire aboutir cette réalisation indispensable à la prise de conscience des Français. Tous ces morts ont donné leur vie pour une cause unique, quelle que soit la mission et quel que soit le théâtre d’opérations : le service de la France. Je suis parfaitement d’accord avec ce que vient d’écrire l’amiral Prazuck à ce sujet.

Les armées françaises sont aujourd’hui présentes dans la gestion des crises en Europe balkanique, au Liban, en Afghanistan, en Afrique et dans nombre d’opérations ONU de moindre importance. Missions souvent risquées mais sans effet militaire visible et avec cependant un coût humain élevé : cette présence est-elle bien comprise par les militaires aujourd’hui ?

– Le soldat qui tombe au combat ne meurt pas pour une simple efficacité militaire, il meurt pour le succès des armes de la France. Mais si l’on parle d’efficacité et de succès des armes, alors, ce qui me surprend, c’est qu’on n’annonce jamais les pertes infligées à l’adversaire. C’est là que les buts de guerre apparaissent brouillés. Dans la guerre il est légitime de détruire le potentiel de l’ennemi. Dans les combats actuels, seules nos pertes sont annoncées ; nous donnons l’impression que nous subissons la loi adverse. En réalité, en Afghanistan, par exemple, il en va tout autrement. Que ce soit en aide aux unités afghanes ou dans nos actions directes nous imposons notre volonté à l’adversaire ; pourquoi ne pas le montrer et le démontrer ? Il y a comme une part de l’engagement qui est amputée…

Le soldat accomplit une mission. Il s’agit qu’il la comprenne bien. Le reste c’est de la politique, qui lui importe peu. Mais pour mener à bien leur mission, nos soldats ont besoin du soutien de la nation. Ils ont besoin de l’engagement et du témoignage de tout le pays, y compris à travers les visites de ses élus. Quand j’étais en Bosnie, je n’ai pas vu passer beaucoup de parlementaires. J’ose espérer que les temps ont changé…

Les opérations extérieures sont entérinées après coup par les commissions parlementaires, mais ne font pas l’objet de campagnes d’information et d’explication, d’où le désarroi de l’opinion lorsqu’il y a des pertes. N’y a-t-il pas un manque d’accompagnement et d’action pédagogique ?

– Il y a eu des progrès en ce domaine : aujourd’hui l’engagement en OPEX fait l’objet d’un débat parlementaire dès qu’il atteint une certaine durée. C’est une évolution significative et appréciable. On vient de le voir pour la Libye. Mais d’une manière générale, autant on voit des reportages sur les unités en France, notamment à l’occasion du 14 juillet, autant on en voit peu sur l’engagement en opérations. Il n’y a sans doute pas assez de communication normale, au jour le jour, pour maintenir l’intérêt de l’opinion. Il est plus difficile de recueillir la solidarité de l’opinion si sa sensibilisation n’est pas construite en amont, me semble-t-il.

Vous avez participé en mars dernier aux commémorations organisées par les Koweïtis de la libération de leur pays. D’autres ont eu lieu aux Etats-Unis. Pensez-vous qu’on ait fait un effort suffisant en France pour commémorer cet engagement ? 

– Je voudrais d’abord souligner le geste des Koweïtis qui ont invité les chefs des contingents et des détachements de chacun des pays de la coalition de 1990-91. J’ai été frappé de leur esprit patriotique et de leur parfaite connaissance non seulement de la coalition qui a libéré leur pays mais spécifiquement du rôle de la force française Daguet. Cette histoire est enseignée dans les écoles, ce jeune pays qu’est l’émirat a beaucoup appris de son épreuve et s’est donné les moyens de maintenir la mémoire. La France a fait l’objet d’une marque particulière de respect lors de ces commémorations, puisqu’on a fait défiler en tête le détachement français. C’était un bloc formé pour moitié de Marsouins avec l’Etendard du 11ème RAMa et de Légionnaires avec le Drapeau du 2e REI, survolés par les avions de combat français. C’était un exemple magnifique de l’hommage d’un pays à ses forces et aux forces qui ont contribué à restaurer sa souveraineté.

En France, il faut bien dire que même cette commémoration koweïtie a été quasiment ignorée : aucune équipe photo ou cinéma n’avait été envoyée, personne de l’ECPAD, faute de décision de la DICOD. En contraste, nos camarades étrangers bénéficiaient d’un important effort de médiatisation de leurs autorités respectives.

Quant à la commémoration sur le territoire national, il n’y a eu que la belle cérémonie  interarmées à Nîmes, et encore à l’issue de multiples itérations, incompréhensibles, sur le choix de la date. Heureusement les anciens ont su se mobiliser, sous l’impulsion du général Derville. Ceux-ci auraient souhaité une  manifestation plus importante, au niveau national, pour rappeler ce que fut Daguet. Ne serait ce que pour témoigner du  soutien populaire d’alors ; bien nécessaire  face à une actualité qui, tous les jours, nous rappelle son importance auprès des soldats engagés dans les opérations extérieures conduites par la France. …

Pierre BAYLE
Pierre BAYLEhttps://pierrebayle.typepad.com/pensees_sur_la_planete/
Ancien directeur de la communication du groupe EADS (aujourd'hui AIRBUS), Pierre BAYLE est journaliste professionnel depuis près de vingt ans quand il couvre la guerre du Golfe. Il a également été directeur de la DICoD entre 2013 et 2016.

1 COMMENTAIRE

  1. Peut être un oubli du Général , mais de sa bouche, j’ai entendu que le drone MART, alors matériel expérimental lui avait permis de se rendre compte des forces sur le point passage NATCHEZ. Le Radar PREOCHIDEE, alors juste démonstrateur aurait pu être plus utile si on lui en avait mieux conseillé l’emploi. EN particulier pendant l’attaque pour surveillant le flac ouest de la division.
    Général Br (ER) FRERE Michel, alors à la STAT, adjoint de la Section HORUS

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